Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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LES LORBEHAYE

DERNIERS SEIGNEURS DE MONTATAIRE

Le personnage à qui la comtesse de Perthus vendit le domaine de Montataire, par acte du 14 janvier 1756, est intitulé, dans cet acte : "Jean-Baptiste de Lorbehaye, écuyer, conseiller secrétaire du roy, maison couronne de France et de ses finances". C'était la formule.
Il avait deux fils, alors très jeunes : l'aîné, Charles-Gabriel de Lorbehaye, que l'on appela depuis M. de Montataire et qui épousa, à Paris, le 5 juillet 1773, Jeanne-Anne Paris de la Bollardière, et mourut le 22 mars 1783, avant son père ; le second, Anne-Mathieu-Jean-Baptiste de Lorbehaye que, suivant l'usage, on désigna sous le nom d'un des principaux fiefs dépendants du château. On l'appela M. de Gournay (1). Il fut officier de cavalerie, avec rang de capitaine dans la première compagnie des mousquetaires de la garde ordinaire du roi.
(1) Gournay, domaine situé entre Montataire, Creil et Nogent-les-Vierges, dont la plus grande partie est englobée aujourd'hui dans le parc de Vignolles.

Il mourut, non marié en 1771.
Quand à M. le conseiller de Lorbehaye, la seigneurie de Montataire lui conférait les droits de haute, basse et moyenne justice. Il prenait fort au sérieux lesdits droits et ses devoirs, et tenait à ce qu'on lui rendît correctement ce qui lui était dû, y compris ces petits honneurs accessoires du dimanche, à l'église, tels que le pain bénit, l'encens, l'eau bénite par présentation et non par aspersion, toutes choses qui nous semblent aujourd'hui un peu puériles, mais qui étaient considérées alors comme signes du rang et d'une dignité à laquelle il n'était pas permis de déroger (1).
(1) … "Ledit seigneur a seul le droit de se qualifier seigneur de l'église, paroisse et terroir de Montataire, et, sur les prétentions de possesseurs de simples fiefs audit lieu, les seigneurs dudit Montataire ont estez maintenus dans cette qualité et droit y attachés, par arrest du Parlement des 23 juin 1662 et 17 may 1669. En cette qualité, le seigneur de Montataire a seul les préséances dans l'église aux processions, à l'offrande et distribution du pain beny, la présentation de l'eau beniste, encensement, baiser de paix, recommandations aux prières publicques, banc, séance et sépulture au chœur de l'église, litre ou ceinture funèbre et de deuil". (Foy et hommage du 15 juillet 1732), expressément rappelé dans l'acte de vente à J.-Baptiste de Lorbehaye.

Or, depuis quelques temps déjà, bien avant l'arrivée des Lorbehaye, à partir de 1655, le fief de Trossy dans Montataire, dont nous avons déjà eu occasion de dire un mot, qui était un démembrement du prieuré de Royaumont, lequel avait été, dans l'origine, un démembrement, par donation, du domaine de Montataire, avait été acquis par MM. de Breda qui étaient venus l'habiter (1).
(1) Par acte daté du 20 août 1655, Louis Nicot vend le domaine et seigneurerie de Trossy, qu'il tenait de M. d'Yzancourt, à M. Jacques de Breda, maître d'hôtel, secrétaire du roi. Celui-ci eut pour fils Jacques-François de Breda, seigneur de Trossy, né en 1667, et pour petit-fils, Jacques-François de Breda, seigneur de Trossy, qui épousa Marie-Françoise de Belleval. (Archives du château de Montataire.)

On peut difficilement se faire une idée, au temps démocratique où nous vivons, des susceptibilités, des froissements d'amour-propre que pouvaient amener, chaque jour, le voisinage de deux familles ayant l'une et l'autre des droits et prétentions naturellement appréciés très différemment dans l'un et dans l'autre camp (1). Des deux côtés, il y avait des militaires : un mousquetaire dans le camp Lorbehaye, et, au camp Breda, un officier d'artillerie. C'était bien dangereux à une époque où les épées sortaient si facilement du fourreau.
(1) Les Breda revendiquent par titres, reconnus authentiques, une très ancienne et illustre origine.

Je tiens du dernier des Lorbehaye, petit-fils, fils et neveu des précédents, qui, arrivé à un grand âge, a bien voulu me le confier avant sa mort, un document curieux : le journal, écrit jour par jour, à mesure que les événements se produisaient, des incidents de cette petite vie de château au XVIIIe siècle, dans laquelle il nous fait pénétrer d'une manière tout intime.
Les premières notes sont de la main même du vieux conseiller acquéreur de Montataire ; celles qui les suivent, de son fils Charles-Gabriel. Elles commencent à l'année 1763 et s'arrêtent en 1796. J'en extrais ce qui suit :
- "Novembre 1763. L'allée de charmille, du côté du jardin, au parc de Vignolle, a été coupée.
"… La dame de Trossy (1), mère du capitaine d'artillerie, a prétendu se faire donner le pain bénit à l'église immédiatement après M. et Mme de Lorbehaye, seigneur et dame de Montataire, et avant les autres membres de leur famille qui étaient avec eux dans leur banc.
(1) Mme de Breda, née de Belleval.

"Pour remédier aux ennuis de cette revendication et pour éviter toute discussion, Mme de Lorbehaye a imaginé, après avoir reçu le pain bénit, de prendre le plateau de ses propres mains, et de l'offrir elle-même à ses enfants placés près d'elle.
"Cela se pratiqua ainsi pendant quelque temps, puis le bedeau reprit de lui-même l'ancien usage d'offrir successivement à tous les membres de la famille".
- "3 septembre 1765. La dame de Breda-Guisbert, ayant fait rebâtir sa chapelle particulière, en sa maison de Trossy, le sieur Lebreton, curé de Cires et doyen rural du doyenné de Clermont, en a fait, ce matin, la bénédiction. L'abbé de Breda et le curé de Montataire se trouvaient à la cérémonie, à laquelle avaient été également invités MM. de Lorbehaye fils. Après le dîner, on rédigea l'acte de la cérémonie du matin. MM. de Lorbehaye furent priés d'y signer. Probablement sous l'inspiration de l'abbé de Breda et de la dame de Guisbert, sa mère, on avait mis : Messieurs de Lorbehaye, fils de Monsieur de Lorbehaye, seigneur principal dudit Montataire. A ce mot de principal, ces messieurs déclarèrent qu'ils ne signeraient pas, n'ayant point connaissance que Monsieur leur père prît cette qualité, mais bien celle de seigneur de Montataire.
"Le curé proposa de biffer le mot et qu'il fût mis au bas : approuvé la rature, ce que ces messieurs acceptèrent".
- "Septembre 1766. M. Jean-François de Breda, seigneur de Trossy, s'entend avec le curé pour rendre le pain bénit le jour de la Nativité, le seigneur de Montataire le rendant le jour de l'Assomption, fête patronale de la paroisse".
- "5 octobre 1766. L'abbé du Moncel de Martinvast, gentilhomme normand, est nommé prieur de Saint-Léonard à Montataire, en suite de la résignation faite par le sieur Cathérine qui avait lui-même succédé à l'abbé Deschiens".
- "Octobre et novembre 1767. Le vendredi 30 octobre, M. de Gournay, ayant rencontré le nommé Dumondel, de Saint-Vaast, garde particulier de M. de Breda, chassant au bois du Bosquet-Messire-Regnaut, s'exaspéra de cette outrecuidance et se mit à le poursuivre assez énergiquement. Le drôle trouva moyen de gagner la côte de Nogent. Puis il alla se plaindre à son maître comme s'il avait couru risque de la vie. Celui-ci, prenant fait et cause pour son garde, monta, le soir, au château, menant grand bruit et menaçant d'en écrire à M. de Choiseul, ministre de la guerre. Les propos furent très vifs de part et d'autre, et l'on se sépara sans que les choses fussent arrangées, bien au contraire.
"Le dimanche d'après, qui était le 1er novembre, jour de la Toussaint, M. de Breda, l'officier d'artillerie, fit, pendant la messe, à M. de Gournay, un signe qui fut compris de suite. M. de Gournay sortit immédiatement après la messe et M. de Breda se hâta de le suivre. Parlant assez haut même pour être entendu des paysans, celui-ci proposa de prendre rendez-vous pour un jour quelconque. M. de Gournay dit qu'il n'était pas nécessaire d'attendre longtemps et qu'il serait à ses ordres dès l'après-midi, pendant vespres, ce qui fut accepté.
"Pendant les vespres donc, ils se rencontrèrent au delà du clos, près la pièce dite l'Argilière. Après quelques bottes parées, M. de Breda, ayant l'avantage du terrain, M. de Gournay le lui fit observer. Aussitôt M. de Breda mit son épée sous son bras et parut vouloir arranger l'affaire. M. de Gournay dit qu'il n'était pas venu pour faire la conversation. Le combat recommença et M. de Breda reçut un coup d'épée au-dessous des côtes. Il jeta aussitôt son épée, disant qu'il était mort. M. de Gournay l'aida à s'asseoir sur une botte de chaume, mit son mouchoir sur la blessure et lui rendit son épée qu'il redemandait. Puis il s'empressa de courir au château pour faire porter secours au blessé. Tout le monde était encore à vespres et l'on fut obligé d'aller à l'église prévenir un des gens de M. de Breda qu'il allât tôt secourir son maître. Mais celui-ci, qui avait trouvé le temps long, arriva lui-même au château. Descendant le petit escalier qui communique de l'église au château, il criait demandant si c'est donc qu'on voulait le laisser mourir ?
"On le fit entrer dans la salle d'armes. Il était dans un état violent, le visage livide, la bouche couverte d'écume et de sang, pouvant à peine se soutenir. On le soigna du mieux que l'on put. "Heureusement la blessure n'était pas aussi grave qu'on l'aurait pu craindre. Il se fit soigner et, dès ce même soir, parut à sa porte pour détruire la rumeur que cela occasionnait dans le village. "Le lendemain, M. de Gournay lui écrivit une lettre des plus polies dans laquelle il lui mandait qu'il regrettait fort de ne pouvoir aller chez lui, étant obligé de partir de suite pour Cambray où l'appelaient les devoirs de sa charge.
"M. de Breda répondit par une lettre également très honnête, promettant, lorsqu'il irait à Landrecies, sa résidence militaire, de pousser jusqu'à Cambray pour y aller demander à dîner à M. de Gournay.
"Ainsi se termina cette affaire (1)".
(1) Et il y a lieu de se féliciter qu'elle n'ait pas eu de suites plus graves. M. de Breda devint un officier très distingué qui fit de nombreuses campagnes et fut, tout jeune encore, nommé chevalier de Saint-Louis. Il mourut tranquillement à Senlis, le 17 octobre 1819, cinquante-deux ans après son duel avec M. de Gournay.

- "…1769. Le sieur Delormel est nommé sergent de la justice de la seigneurie de Montataire".
- "Même année. Le sieur Pattu, payeur des Chartres, vient d'acheter la baronnie de Mello".
- "Ce samedi 12 octobre 1771, est mort, à l'hôpital des Mousquetaires, messire Anne-Mathieu-Jean-Baptiste de Lorbehaye de Gournay, capitaine de cavalerie à la première compagnie des Mousquetaires de la garde ordinaire du Roy. Il était né le 2 juin 1740".
- "Novembre 1771. M. de Sartines, lieutenant général de police, a acquis, de M. le prince de Condé, la terre de Villers-Saint-Paul, au moyen de quoi cette terre et celle de Nogent-les-Vierges ont été réunies ensemble.
"La terre de Thiverny relève de Villers-Saint-Paul".
- "16 décembre 1771. Le jeune duc de Bourbon (1) vient de traverser les cours du château de Montataire pour aller rejoindre M. le prince de Condé, son père, qui courait un cerf qui fut pris dans le Thérain, à la pointe de l'isle du moulin, vis-à-vis le jardin de la dame de Guisbert et apporté, pour la curée, vis-à-vis le Moulin-à-Chamois, où toute la chasse s'est trouvée rassemblée".
(1) Louis-Henri-Joseph, dernier duc de Bourbon, né en 1766, mort en 1830.

- "Le mardi 3 novembre 1772, M. de Breda-Guisbert, officier de marine (1), a épousé, à Senlis, la demoiselle Hamelin, dernière fille du sieur Hamelin, receveur des décimes".
(1) Probablement Jean-Nicolas-Marie, seigneur du Plessis-Brion, qui fut capitaine de vaisseau.

- "Juillet 1773, mort de ladite dame de Breda-Guisbert".
- "Même mois. - Mort du sieur Etienne Hardy du Plessis, seigneur de Nogent-les-Vierges, père de Mme de Sartines et de Mme de Meulan".
- "1772 et 1773. - Reconstruction de la maison et des bâtiments de Gournay".
- "5 juillet 1775. - Mariage de Charles-Gabriel de Lorbehaye de Montataire, écuyer, avec Mlle Jeanne Paris de la Bollardière. Le 31 de ce mois, les nouveaux époux sont arrivés à Montataire, accompagnés de M. et de Mme de la Bollardière, et de MlleParis, leur fille, au son des cloches, des tambours, des violons et des coups de fusil, tout le village ayant été au-devant d'eux jusqu'au milieu de la prairie".
- "En novembre 1779, M. de Guisbert, officier de marine, a épousé, en seconde noces, Mlle de Lancry, dont le père est lieutenant du roy de la ville de Compiègne. En faveur de ce mariage, Mme de Guisbert, douairière, a cédé à son fils son bien situé à Montataire". - "Le 6 mars 1783, mort de Charles-Gabriel de Lorbehaye, inhumé en l'église Saint-Eustache de Paris".
Le vieux conseiller de Lorbehaye, après avoir eu la douleur de voir mourir ses deux fils, passa lui-même dans un monde meilleur, le 7 octobre 1787, laissant à sa veuve, âgée et décrépite, le soin et la gouverne de son petit-fils Charles-Eustache-Antoine de Lorbehaye, encore enfant, héritier de tous ses droits, et dont la destinée ne devait pas être heureuse. Il devenait seigneur de Montataire à l'époque orageuse où les seigneuries et les privilèges nobiliaires allaient être violemment emportés par la tempête.
La vieille grand'mère ne tarda pas à tomber tout à fait en enfance et elle acheva de mourir, le 11 mai 1796 (23 floréal an IV).
Lui-même vécut très longtemps. Il est mort seulement en 1861, âgé de quatre-vingt-six ans, sept mois et treize jours. Il lui fallait nécessairement terminer par un 13 sa toute malencontreuse existence.
Par suite de la révolution, des évènements, et, dit-on, d'un manque absolu d'entente pour la direction de ses affaires, il était devenu relativement pauvre et ne pouvait plus suffire aux dépenses nécessaires pour soutenir l'état de sa maison. Il avait fini par vivre seul et presque ermite. Il n'habitait plus qu'un coin du château et avait installé sa cuisine en un des salons déserts qui avoisinaient la chambre dans laquelle il s'était réfugié.
Les toits ne tenaient plus ensemble, l'eau commençait à pénétrer à travers les ardoises raréfiées. Pourtant, c'était le château où il avait passé sa tendre enfance et sa jeunesse troublée, où il avait beaucoup souffert, où tout ce qu'il avait entrepris avait, en général, mal tourné, mais enfin c'était son château, il ne pouvait se résigner à le quitter. Il y vivait de peu, se passait du monde, ne demandant après tout rien à personne, lorsqu'une circonstance inattendue vint livrer un rude assaut à sa philosophie résignée.
Vers la fin de la Restauration, on avait persuadé à Mme la duchesse d'Angoulême qu'il serait bon et utile qu'elle se montrât dans le pays et fît quelques tournées dans les départements.
On avait organisé entre autres, une promenade en Beauvaisis dont la première station devait être Montataire. MM. Mertian, industriels d'une haute intelligence et hommes de bien, venaient d'y établir une grande usine de fer laminé, qui réussissait merveilleusement à l'époque où les innovations de ce genre étaient encore très rares, et l'on en avait parlé aux Tuileries. Il avait donc été décidé que l'on commencerait par l'usine de Montataire le voyage dont tout l'itinéraire était tracé d'avance heure par heure. Voici la relation de cette visite, écrite le soir même, par une des personnes présentes :
"Le 10 mai 1827, Mme la duchesse d'Angoulême, partie de Paris à sept heures du matin, est arrivée à Montataire à dix heures et demie. Elle était dans une voiture attelée de six chevaux de poste. Derrière cette voiture, en venait une autre attelée d'un même nombre de chevaux, où était sa suite. Un piquet de gendarmerie l'accompagnait. Elle est arrivée par le chemin vert à travers les prés. On avait mis, de distance en distance, de petits drapeaux blancs pour guider les postillons. Une vaste tente avait été élevée à l'entrée de l'avenue qui conduit à la manufacture.
"Cette tente était décorée de guirlandes de verdure entremêlées de fleurs. Au plafond, dans l'intérieur, on avait figuré le chiffre de la Dauphine en guirlandes de fleurs. Tous les angles étaient pareillement décorés de fleurs. Les rideaux étaient retenus par des couronnes. Le préfet du département, M. le comte de Puymaigre, Mme Nicolas Mertian, en l'absence de son mari malade, M. Mertian fils, Mlle Mertian, le directeur de la fabrique, le sous-préfet de l'arrondissement et la municipalité de Montataire s'étaient réunis sous cette tente pour y recevoir la Dauphine à son arrivée. Mais la voiture, par ordre de la princesse, passa sous la tente sans s'y arrêter, et la conduisit directement à la porte même de la fabrique. Les autorités y coururent. Mme Corbigny, femme de M. de Corbigny, ancien directeur départemental des impôts indirects, retiré à Montataire, se présenta pour lire un petit compliment, fort court, préparé pour la circonstance ; mais la Dauphine, passant rapidement, dit : Pas de discours! pas de discours! L'avenue entre la tente et l'entrée était bordée par des jeunes filles du pays, habillées en blanc, avec des bouquets destinés à être présentés à la duchesse ; mais elle marchait trop vite pour que l'on pût en rien faire. Elle ne voulut pas non plus s'arrêter dans un petit salon disposé pour qu'elle pût s'y reposer ; elle dit que ce n'était pas là que se trouvaient les travaux qu'elle était venue voir. On la conduisit donc tout de suite à l'usine où tous les ouvriers étaient à leur poste. Des fauteuils avaient été préparés aux endroits où la princesse devait s'arrêter ; elle vit ainsi exécuter de suite, sous ses yeux, les différentes opérations qui servent à la préparation du fer-blanc et de la tôle. Cette visite ne dura pas plus de vingt minutes". On était donc de beaucoup en avance sur les prévisions de l'itinéraire, et l'on se demandait comment on allait combler le vide causé par la rapidité imprévue de cette inspection.
De l'usine de Montataire, on aperçoit merveilleusement le château qui se dresse presque à pic sur la côte, et, bien que ce ne soit que la plus petite de ses façades, c'est le côté du vieux donjon qui a le plus de caractère et qui, vu d'en bas, se présente d'une assez fière façon.
Malheureusement les yeux de la Dauphine se portèrent de ce côté ; elle fut frappée de cet aspect et demanda à qui était ce château et si on pouvait le visiter.
Cette demande était un ordre auquel personne n'osa faire d'objections. Elle remonta en voiture et fit placer le préfet à côté d'elle.
Pendant ce temps, l'infortuné Lorbehaye, qui s'était excusé pour cause d'indisposition d'assister à la cérémonie, du haut d'une de ses tours, par une toute petite lucarne, derrière laquelle il ne pouvait être aperçu, examinait tranquillement, en simple curieux, le déploiement de ce spectacle dans la vallée, ces arcs de triomphe, ces drapeaux, cette affluence, se félicitant, enveloppé de sa houppelande râpée, d'avoir pu rester en dehors de ce tourbillon, lorsque tout à coup il voit les deux carrosses à six chevaux et le piqueur qui les précédait, et les gendarmes qui lui faisaient escorte, tout le cortège en un mot, s'ébranler, s'acheminer de son côté et se diriger vers sa demeure.
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- "Son Altesse Royale madame la Dauphine demande à visiter le château".
- "Ah ! bien, oui ! Répondez, dit-il, que mon château et moi sommes tous les deux bien trop malades pour pouvoir accepter l'honneur d'une telle visite".
Et il retomba accablé dans son fauteuil.

Lorsque je me fus mis à restaurer Montataire et que cela commença à prendre bonne tournure, je songeai au vieux M. de Lorbehaye qui vivait encore. Agé alors de plus de quatre-vingts ans, il achevait de mener une existence de plus en plus retirée à Cires-les-Mello, en une maison assez vaste, mais triste et solitaire, la dernière de ses propriétés. Je fus l'y voir, l'inviter à venir à Montataire, non seulement visiter ce lieu pour lui si plein de souvenirs, mais s'y reposer, y demeurer tout autant que cela pourrait lui être agréable. Cette démarche fut approuvée dans le pays.
Il vint. Je lui fis voir ce qui était fait, lui expliquai ce qui restait à faire, lui demandant ses conseils, voulant, non point innover, ni créer, mais rétablir ce qui avait existé autrefois et dont heureusement étaient restés de nombreux vestiges.
Ce n'était pas un poète que M. de Lorbehaye. C'était tout au contraire un homme très positif, un peu raide, énergique en sa jeunesse, mais fatigué de la lutte de la vie, desséché par l'aridité des chemins suivis, resté en général sans ressort, sans élan et sans enthousiasme. Toutefois, il se montra satisfait et même un peu ému : - "J'ai quelquefois rêvé, me dit-il, - au temps bien éloigné où je faisais encore des songes heureux - j'ai quelquefois rêvé follement que je verrais revivre mon pauvre Montataire… Jamais, jamais mes rêves n'ont été jusqu'à ce que j'ai la joie de voir aujourd'hui".
Quand nous arrivâmes au cabinet des archives et qu'il aperçut, suspendus entre les antiques arceaux en ogive, les écussons des anciens seigneurs du lieu ; quant il vit, à la suite des premiers sires de Montataire, puis des Madaillan de Lesparre, les armoiries de sa propre famille : les MERLETTES DE LORBEHAYE… (1) ! il s'arrêta, véritablement remué, restant quelque temps sans parole, détournant la tête, cherchant à refréner une larme qui menaçait de descendre sur ses joues amaigries. Lorsqu'il y fut à peu près parvenu, il se retourna vers moi, me prit la main, la serra sans mot dire.

(1) Lorbehaye : D'azur aux trois merlettes d'argent, avec une fasce d'or chargée de trois étoiles de sable, c'est-à-dire noires. Ces trois étoiles noires ne semblent-elles pas avoir exercé une influence néfaste sur les destinées de la famille qui les portait en ses armes ?

Cette larme qu'il tenait tant à me cacher, ce muet serrement de mains, me rendirent heureux. Je me sentais récompensé des soins que j'avais pris pour sauver de la ruine cet antique manoir, qui a abrité tant de générations ! Je voyais dans le survivant si vieux, si vieux, des seigneurs de Montataire, le dernier représentant de cette interminable série de personnages, les uns brillants, les autres obscurs, qui se sont succédé, depuis quinze siècles, dans le château dont je viens d'essayer de retracer l'histoire.
Puisse le lecteur - si j'en ai eu un - ne pas s'être trop ennuyé à la lecture de ce livre !
En exprimant ce vœu, je me rappelle involontairement l'originale formule employée par Raoul de Clermont en sa charte de 1170, et je répète avec lui, d'aussi bon cœur qu'il le pouvait faire il y a sept cent douze ans :
AMEN, AMEN, AMEN !
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