Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire par le baron de Condé

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Introduction

Il y a longtemps….., bien longtemps ! celui qui écrit ces lignes assistait à l'inauguration du chemin de fer du Nord. Membre du Conseil d'État et des premières commissions instituées pour la création des chemins de fer en France, il s'était trouvé, quoique jeune alors, convié à cette fête officielle qui ouvrait pour le pays une ère nouvelle. Il y avait dans le train, des représentants de la presse, des ingénieurs, des députés, des pairs de France. On prenait, en route, les préfets et les sous-préfets. Dans le salon roulant qui s'avançait au centre de la colonne, se tenait l'état-major de cette petite armée en marche : des ministres et des ambassadeurs ; des princes du sang et de la science ; des hauts barons de la finance et des grands maîtres de l'industrie.
On n'était pas sans émotion. Les imaginations se donnaient carrière. C'était un Rubicon que l'on franchissait.
On pressentait, sans pouvoir la mesurer encore, l'énorme puissance de ce nouvel engin de civilisation qui, plus certainement que le fameux levier d'Archimède, devait remuer le monde.
Et puis, au point de vue topographique, cette voie, taillée à priori, à travers la campagne, mettait tout à coup au grand jour des contrées, jusqu'alors inconnues au voyageur, et très différentes de celles que traversaient, de temps immémorial, les anciennes routes de Flandres et de Belgique. La ligne du Nord, en quittant Paris, ne passait pas, comme aujourd'hui, par Luzarches et Chantilly. Bondir à travers l'espace d'une montagne à l'autre, au-dessus des bois et des étangs de Commelles, franchir à une hauteur vertigineuse les canardières de Chantilly sur des viaducs invraisemblables, cela, alors, eût paru insensé, fou, périlleux, et, en tous cas, beaucoup trop cher.
Le railway s'en allait prudemment par les vallées, dont il suivait tant qu'il pouvait la pente naturelle. Il commençait par s'engager sous les charmants coteaux de Montmorency, tout le long desquels il se promenait, au grand plaisir des yeux. Puis il gagnait la vallée de l'Oise, côtoyant la paisible rivière, visitant en route l'Isle-Adam, gracieuse résidence des princes de Conty, traversant, un peu familièrement, à Boran, les jardins de Mme de Sancy, que l'on aurait pu apercevoir en son salon, s'il n'avait été si bon matin.
Nous avions longé Précy, jolie bourgade toute composée de maisons de campagne, salué en passant l'antique abbaye de Saint-Leu d'Esserent, avec ses trois clochers, laissé, à main droite, de l'autre côté de l'Oise, Saint-Maximin et Laversine, grand parc avec beaucoup de murs et point d'arbres, - les lapins les ayant mangés, prétendait-on ; - lorsque soudain, à gauche, un paysage inattendu s'offrit à nos regards.
Sur le sommet d'un coteau situé à la jonction de deux vallées, entouré d'une abondante masse de verdure qui en masquait la base, se présentait un vieux château féodal que les rayons du soleil naissant éclairaient admirablement. Malgré la lumière qui le baignait, une brume matinale le voilait comme d'une gaze très légère et glaçait d'une demi-teinte bleuâtre l'ombre portée par les tours rondes dont il était flanqué. Derrière le vieux manoir et, tout auprès, comme lui appartenant et faisant partie de l'ensemble des constructions, se dressait la silhouette grisâtre d'une église gothique avec son haut clocher.
Au pied du coteau, les gaies maisons d'un gros bourg semblaient, comme on le voit sur les bords du Rhin, être venues se ranger autour de l'antique castel pour lui faire escorte et lui demander au besoin aide et protection. Enfin, au premier plan, mais beaucoup plus bas, et tout près de nous, une grosse usine, établie au fond de la vallée, composée de bâtiments irréguliers, plus pittoresques que ne le sont d'ordinaire ces sortes de fabriques, formait, avec ses hautes cheminées et ses murs noircis, un repoussoir artistique à ce riant tableau.
Le train avait ralenti sa marche et s'était même arrêté quelques instants pour préparer son entrée à Creil. Tous les yeux, pendant ce temps, restaient fixés sur le charmant paysage que je viens d'essayer de décrire. L'un de nous dit :
"C'est une vraie page d'histoire : là-haut, le vieux donjon féodal. A côté, un peu plus haut même, l'église, comme il convenait au XIIIe siècle. Au-dessous, le village, toute la hiérarchie sociale du moyen âge…".
- "Et voyez, reprit un autre, plus près de nous, l'usine, l'industrie, la vie moderne, le présent
- Et, ajouta le baron James de Rothschild, nous ne saurions l'oublier aujourd'hui : avec nous, le chemin de fer, l'avenir…".
A Creil, on avait préparé un rafraîchissement servi sous la gare. Je profitai du temps d'arrêt pour tâcher d'obtenir quelques informations sur ce manoir si vieux, si féodal et si parfaitement inconnu, quoique se trouvant à une si petite distance de Paris. On me dit que c'était le château de Montataire, très historique, et ayant même quelques grands souvenirs, mais excessivement délabré, d'un entretien impossible et vraisemblablement destiné à disparaître, comme l'avaient fait successivement, tout autour, les regrettés châteaux de Creil, de Laversine et de Verneuil.
On remonta en wagon. A partir de Clermont, le paysage, jusque-là varié et intéressant, devint monotone, plat, ennuyeux. Des plaines à perte de vue, des tourbières à mauvaise odeur, d'interminables champs de betteraves et de colzas, plus de mouvements de terrain, plus de coteaux boisés ni de sites pittoresques, ni d'apparitions moyen âge.
Le voyage se prolongea outre-frontière, jusqu'à Bruxelles même, où nous fîmes une entrée merveilleuse, en cinq trains marchant de front et arrivant ensemble jusqu'au fond de la grande gare du Nord, où se tenait le roi Léopold en personne. Promoteur des chemins de fer en son pays, il avait voulu souhaiter la bienvenue à ceux qui, les premiers, répondaient à son appel, et que lui amenaient ses beaux-frères, les princes français. Il fut charmant. On banqueta, on toasta, on dansa. Ce fut une vraie fête internationale, très belle, très gaie et très réussie…
Mais toujours je pensais à ce vieux manoir solitaire, nous regardant passer du haut de sa montagne, triste et impassible comme un immuable symbole des temps qui ne sont plus, qui ne seront plus jamais.
De retour à Paris, je racontai mon voyage à quelques amis et leur fis part de ma découverte.
L'un d'eux me dit : "Ou je me trompe fort, mon cher Christophe Colomb, ou cette même découverte a déjà été faite par quelqu'un, il y a une quarantaine d'années. Si mes souvenirs ne me trompent pas, c'est par un nommé Cambry, qui fut préfet du département de l'Oise au commencement de ce siècle, dès les premières années de l'Empire".
Alors il se mit à fouiller dans sa bibliothèque, et en tira deux volumes poussiéreux, peu habitués à être lus.
Ces volumes étaient intitulés : Description du département de l'Oise, par Cambry, 1803 (1).
(1) – Jacques Cambry fut nommé préfet de ce département le 16 ventôse an VIII (7 mars 1800) jusqu'en 1802.

Au deuxième tome, page 63, nous trouvâmes le passage suivant que je transcris sans y rien changer :
"Montataire… le château, situé sur la "montagne, est dans une position extrêmement "agréable ; il fut construit dans le XIIIe. Henri IV "venait souvent y visiter les Lespard de "Madaillan ; c'était alors un marquisat.
"On jouit, à Montataire, de la vue la plus "étendue sur la vallée de l'Oise et sur les "montagnes qui la bordent ; c'est, après Verberie, "le plus brillant aspect du département et de la "France, peut-être…".
- Oh ! Oh !… dis-je, après avoir relu deux fois ce passage qui justifiait mon enthousiasme, tout en le dépassant d'une manière prodigieuse, ils avaient de l'imagination dans ce temps-là, les préfets ! Mais il m'enchante, votre M. Cambry ! Je veux en avoir le cœur net.
Le lendemain matin, je repartais pour Creil.
Cette description de Cambry était évidemment empreinte d'une excessive exagération. Je désirais savoir ce qui en resterait en réalité, et, à mesure que j'approchais, je me répétais, avec quelque mélancolie, que trop souvent, en ce monde, l'enthousiasme est comme les songes, et, comme eux, s'évanouit au réveil….
A Creil, je me trouvais à trois kilomètres de Montataire. On m'assurait de bons chemins. J'entrepris, à pied, le pèlerinage.
Mon guide me fit d'abord prendre par une grande route banale et poudreuse qu'il m'assura être départementale, et qui est absolument dépourvue d'ombre et de verdure, comme nous les aimons en France (1).
(1) Depuis, on a considérablement bâti ; la route est toute bordée de murs et de maisons, c'est presque une rue.

Au bout de quelques minutes, après un passage à niveau sur le chemin de fer, le brave homme me montra, à droite, une avenue d'ormes et de peupliers, et me dit : "C'est par là, entrons. Nous voici sur les terres du château".
Au soleil ardent succédait l'ombre des bois ; à la poussière de la route la fraîche atmosphère des prairies. On éprouvait, en pénétrant dans cette avenue, un bien-être que j'ai ressenti depuis, chaque fois que j'ai fait le même trajet, à pied, à cheval ou en voiture.
Cette avenue est longue, étroite. Elle aboutit à un premier parc entouré de murs et de fossés, situé dans la vallée de l'Oise, rempli de très beaux arbres, dont quelques ifs énormes qui ont l'air d'avoir cinq cents ans d'âge, avec une petite pièce d'eau, des avenues droites à perte de vue, des bancs de pierre à pieds sculptés, et un gros colombier en manière de tour. Car c'était jadis un fief dépendant du château, et que l'on appelait Gournay.
"Le nom de Montataire, me conta le guide, était autrefois réservé au propriétaire même du grand château, ou à son fils aîné. Le puîné était appelé Monsieur de Gournay".
A l'extrémité de ce parc, on trouve une seconde avenue pratiquée sur le revers de la côte et montant, avec une assez forte pente, jusqu'au château.
Cette avenue est plantée de respectables marronniers dont les grosses racines, en partie visibles, sont enchevêtrées dans le roc et dont les troncs noirs forment des deux côtés une véritable colonnade. A une certaine hauteur, leurs branches épaisses se rencontrent, s'entre-croisent et s'arrondissent en voûte impénétrable au soleil. "Ils sont si vieux, me dit le guide, que nul ne sait leur âge. Les anciens assurent les avoir toujours vus comme les voilà. De temps en temps il en meurt un, et c'est dommage. Car ceux-là ont poussé dans la pierre ; ceux d'aujourd'hui ne le pourraient plus".
Au bout de cette imposante avenue, s'ouvre la grille du château : à droite, la loge du concierge, à gauche, un long rempart planté d'arbres en lignes droites, en manière de mail ; un haut pignon recouvert de lierre, de vieilles tours rondes, de hauts contreforts surmontés d'arcades, une grande façade à balcon sculpté, la cour d'honneur, le perron, la salle d'armes.
En entrant dans cette pièce antique, j'éprouvai un véritable éblouissement. En face, par de grandes croisées, un splendide paysage, le riche panorama de toute cette riante contrée, depuis les hauteurs de Verberie, près Compiègne, jusqu'à celles de Luzarches, à moitié chemin de Paris ; au-dessus, la forêt d'Halatte, le mont Saint-Christophe et les bois de la haute Pommeraie et de Chantilly. A mes pieds, la vallée de l'Oise avec ses usines et ses riants villages. A l'intérieur de cette salle, au fond, à droite, une grande et ancienne cheminée du seizième siècle, montant jusqu'au plafond armorié, avec ses sculptures, dorures et peintures..... J'étais émerveillé. On me fit voir la chambre de Henri IV (relire Cambry) qui a conservé, depuis l'époque où il y a logé, le nom de chambre du Roi, puis des pièces à ogives gothiques, et, au sommet de la grosse tour, un petit salon rond percé à jour comme une lanterne, d'où l'on découvre au loin cet admirable pays et d'où l'on ne voudrait plus sortir quand on y est entré.
Tout cela négligé, incompris, un peu abandonné, mal entretenu ou maladroitement rafraîchi avec quelques papiers modernes.
La famille des anciens propriétaires avait été, peu à peu, ruinée par les événements, les révolutions et les partages. Le dernier survivant, vieux, ennuyé, découragé, avait fini par vendre son château à un notaire, habile homme d'affaires et assez riche, qui l'avait acheté dans l'intention de le revendre, puis l'avait trouvé charmant à habiter, avait commencé à le restaurer et était mort peu après, ne laissant que des enfants mineurs.
Les tuteurs l'entretenaient, tant bien que mal,
mais ne se souciaient ni d'y faire grande dépense, ni de le vendre encore, à cause de la responsabilité, etc., etc. Bref, mille impossibilités et difficultés.
D'un autre côté, vu la position exceptionnelle de cette ancienne construction, des gens à grandes idées s'étaient présentés pour tout démolir et refaire du neuf. Les matériaux étant abondants et de belle qualité, comme spéculation, cela pouvait devenir tentant.
Je fis le tour du vieil édifice malade, pour lequel je me sentais pris d'affection et de pitié, et je lui dis : "Non, tu ne mourras pas ! ne crains rien. Tu as un ami !".
Voilà les circonstances à la suite desquelles, après maints pourparlers dont je fais grâce au lecteur, je devins acquéreur de Montataire.
J'appris, depuis seulement, qu'il y avait des alliances entre ma famille et les anciens propriétaires.
En rappelant à la vie ce vénérable invalide, en lui prodiguant mes soins, je lui ai demandé son histoire et il me l'a contée.
Par bonheur, les archives qui dormaient depuis des siècles sur les rayons poudreux de ses vieilles armoires, avaient échappé aux autodafés de 93 et étaient restées intactes. En les déchiffrant peu à peu, je prenais un plaisir extrême à y rattacher les renseignements fournis, soit par les chroniqueurs, soit par les jeunes érudits modernes dont les notes me venaient amicalement en aide, et dont j'aurai, plus d'une fois, le plaisir de citer les noms.
Ainsi se trouvait ébauché ce livre dont d'autres occupations, plus sérieuses peut-être, mais à coup sûr moins attrayantes, ont retardé la publication.
Le sentiment qui porte à faire partager aux amis inconnus le plaisir qu'on a trouvé soi-même en ces sortes de recherches, ne se justifie pas toujours. A cet égard, je ne me fais pas trop d'illusions. Je sais qu'il y a, dans ces pages, une infinité de détails qui n'ont, pour le public, qu'un intérêt fort secondaire. Il en est qui m'ont enchanté, comme se rattachant à des choses ou des personnes dont je suivais, pas à pas, l'obscure destinée et qui, au fond, paraîtront indifférentes, ou même, je le crains, ennuyeuses, ce dont honnêtement je m'empresse de prévenir le lecteur.
Tiré à un petit nombre d'exemplaires, cet ouvrage s'adresse plus particulièrement, et sans prétention aucune, à ceux que n'effarouche pas la lecture toujours un peu aride d'une monographie ; à ceux qui, dans un petit coin de terre de notre vieille France sauront retrouver le pays tout entier ; qui, dans l'histoire d'un seul château, se plairont à lire celle des milliers d'antiques résidences à l'abri desquelles s'est écoulée l'existence de tant de générations ; enfin aux personnes intrépides qui ne reculent pas devant une citation latine, et à celles, admettons ceci comme le nec plus ultra de la bravoure, que ne met pas en fuite un fragment de généalogie.
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