De son mariage avec M
lle de Sainte-Croix, le marquis de Montataire avait eu, le 26 ou 28 mai 1652, un fils, nommé Armand.
C'est ce fils aîné, appelé à devenir, après la mort de son père, chef de la famille et seigneur de Montataire, qui fut plus tard connu sous le nom de marquis de Lassay et qui se rendit célèbre dans le monde d'alors par ses mariages, ses procès et ses aventures galantes.
Il commença par servir, en 1672, comme aide de camp du grand Condé.
Fort jeune encore, il fut nommé guidon de la compagnie de deux cents gens d'armes de la garde du roi.
Brave comme tous ceux de sa race, et l'on peut dire comme tous les gentilshommes de cette époque, il reçut à la bataille de Senef (1674) trois blessures et eut deux chevaux tués sous lui.
Le roi le nomma gouverneur des provinces de Bresse et Bugey (1675-1689).
Bien né, intelligent, spirituel, il semblait appelé à une destinée brillante.
Divers incidents troublèrent fort son orageuse et un peu excentrique existence.
Un premier mariage n'avait rien eu que d'assez ordinaire et s'était accompli dans l'ordre normal et régulier des lois de la société.
Il avait épousé, le 11 février 1674, M
lle Marie-Marthe Sibour. Son père, à l'occasion de ce mariage, lui avait donné : 1° la terre de Montataire estimée 160,000 livres (somme représentant presque un million de notre monnaie actuelle) ; 2° son logement pour lui et sa maison dans l'hôtel de Montataire, à Paris, etc. (1).
(1) Mémoires du marquis de Lassay
La jeune marquise de Montataire mourut, malheureusement, moins d'un an après cette union (en janvier 1675), laissant une fille qui fut mariée depuis au comte de Coligny, dernier de cette grande et illustre maison (1).
(1) Saint-Simon.
Mais voici où les choses se compliquent et où le roman commence :
M
lle de Montpensier, dont il a été question au chapitre précédent, avait, comme c'était l'usage alors, un apothicaire de sa maison, lequel s'appelait Pajot.
Maître Pajot avait lui-même une fille, mais une fille ! non pas
belle comme le jour, ce qui dans nos climats serait trop peu dire, mais si admirablement jolie, si bien faite, si ravissante, et avec cela " si modeste, si sage, si spirituelle, que Charles IV, duc de Lorraine, éperdu d'elle, la voulait épouser malgré elle, et n'en fut empêché que parce que le roi (pour rendre impossible cette union sur le point de se conclure) fit enlever la demoiselle " (1).
(1) Mémoires de Saint-Simon, édit. Chéruel, I, p. 190.
Voici comment le marquis de Lassay, dans ses Mémoires (1), et Sainte-Beuve dans son
Figurant du grand siècle (2), racontent ce curieux épisode :
(1) Recueil de différentes choses, 1re édit. In-4°, p. 3.
(2) Le marquis de Lassay, ou un figurant du grand siècle, (Moniteur, lundis 21 et 28 novembre 1853).
Peu après la paix des Pyrénées, le duc Charles IV de Lorraine étant venu en France, et ayant fait avec le roi le traité par lequel il lui cédait ses Etats après lui et l'instituait héritier de ses duchés de Lorraine et de Bar, trouva encore à travers cela le temps de s'éprendre d'une violente passion pour M
lle Marianne, qu'il rencontrait au Luxembourg chez sa sœur, Madame, épouse de Gaston, duc d'Orléans. Les grâces et les qualités rares de cette jeune personne, sa distinction naturelle, l'avaient mise, même dans ce monde de cour, sur un pied tout différent de celui où la plaçaient sa condition et sa naissance. Elle plaisait à tous.
M. de Lorraine, dans son empressement, s'aperçut bientôt que ce n'était pas une conquête aisée et il l'estima assez pour la vouloir faire duchesse de Lorraine. Le duc Charles n'était jamais en reste en fait de promesses de mariage ; mais ici l'offre fut des plus sérieuses.
On peut aisément imaginer l'effet que fit une telle proposition sur une jeune personne dont l'âme était noble et élevée ; elle regarda un honneur si surprenant avec modestie ; mais elle n'en fut point éblouie au point de s'en croire indigne.
M. de Lorraine parla à ses parents de ses intentions, et la chose alla si loin qu'il y eut un contrat de mariage fait dans toutes les formes, que les bans furent publiés et le jour pris pour faire le mariage. Le contrat, qui a été conservé, rend pleinement hommage à la sagesse, au mérite et à l'honnêteté de l'épousée (1).
(1) Ce contrat est trop curieux pour ne pas trouver place ici. Il débute majestueusement par l'énumération officielle des titres et qualités du prince : Furent présents très haut, très excellent et sérénissime duc Charles, par la grâce de Dieu, duc de Lorraine, marquis, duc de Calabre, Bar, Gueldre, marquis de Pont-à-Mousson, comte de Vaudemont, etc., assisté de monseigneur le duc Nicolas-François de Lorraine, son frère unique et héritier présomptif, d'une part, et ….
Puis arrivent l'apothicaire de Mademoiselle, qualifié, par une extrême politesse du notaire, de très noble personne Claude Pajot et sa femme Elizabeth Souart, demeurant au palais d'Orléans, et la demoiselle, leur fille, Marianne Pajot.
Ledit Sérénissime Prince Duc déclare qu'après avoir employé la plus grande et la plus laborieuse partie de son âge et s'être acquitté des plus importants devoirs de sa souveraineté, - dans le dessein d'achever ses jours en un genre de vie plus retiré, - il laisse ses Etats à Monseigneur le prince de Lorraine, son neveu, fils unique de son frère, Monseigneur le duc Nicolas-François. Et, pour lui, désirant une épouse en laquelle la pudeur et la sagesse remplacent les fastueuses qualités que recherche d'ordinaire l'ambition des hommes…
Considérant les belles et considérables qualités qui se rencontrent en Mademoiselle Pajot, accompagnées d'une vertu rare, d'une piété solide et d'une modération d'esprit non commune et jugeant qu'elle pourrait plus efficacement contribuer au bonheur de sa vie, après avoir connu le mérite et la grande honorabilité de ladite Demoiselle, s'est ledit Sérénissime Duc résolu de la rechercher en mariage… etc., etc. Fait et passé en la maison du sieur Tistonnet, maître apothicaire, 16, rue Saint-Honoré, l'an 1662, le 18 avril, après-midi, et ont signé… etc.
La sœur du duc, Madame, duchesse d'Orléans, femme de Monsieur, propre frère de Louis XIV, voyant que ce mariage allait réellement s'accomplir, effrayée d'une telle mésalliance, tenta auprès de Louis XIV les derniers efforts pour l'empêcher. On fit intervenir la raison d'Etat, et le secrétaire d'Etat, M. Le Tellier, qui connaissait bien M. le duc de Lorraine, pour avoir fait avec lui le traité par lequel les duchés devaient être cédés au roi, conseilla de profiter de la conjoncture et de cette fougue de passion pour tâcher d'obtenir ou confirmation ou même commencement d'exécution immédiate de ce qui avait été convenu. Le conseil donné et agréé du roi, il n'y avait pas un moment à perdre, car le mariage était près d'être consommé. M. Le Tellier lui-même, accompagné d'un officier et de trente gardes, se rendit aussitôt à la maison où il savait qu'était M
lle Marianne ; il la trouva à table chez un de ses oncles où se faisait le festin de noces, avec sa famille, et le duc de Lorraine à son côté. La surprise fut grande de voir arriver M. le secrétaire d'Etat qui demanda à parler en particulier à la mariée. Il remplit son ordre en homme qui avait fort envie de réussir ; il lui fit envisager tout ce qu'elle avait à craindre et à espérer, et il lui dit enfin qu'il ne tenait qu'à elle d'être reconnue le lendemain duchesse de Lorraine par le roi ; qu'elle n'avait qu'à faire signer à M. de Lorraine un papier qu'il avait apporté avec lui et qu'il lui montra, et qu'elle serait reçue au Louvre avec tous les honneurs dus à un si haut rang ; mais que, si elle refusait de faire ce que Sa Majesté souhaitait, il y avait à la porte un de ses carrosses, trente gardes du corps et un enseigne qui avaient ordre de la mener au couvent de la Ville-l'Evêque, ce que Madame demandait avec beaucoup d'empressement.
L'alternative était grande, et il y avait lieu d'être tentée ; Marianne ne balança pas un moment et elle répondit à M. Le Tellier qu'elle aimait beaucoup mieux demeurer Marianne Pajot que d'être duchesse de Lorraine aux conditions qu'on lui proposait ; et que si elle avait quelque pouvoir sur l'esprit de M. de Lorraine, elle ne s'en servirait jamais pour lui faire faire une chose si contraire à son honneur et à ses intérêts ; qu'elle se reprochait déjà assez le mariage que l'amitié qu'il avait pour elle lui faisait faire.
M. Le Tellier, touché d'un procédé si noble, lui dit qu'on lui donnerait, si elle voulait, vingt-quatre heures pour y songer. Elle répondit que son parti était pris et qu'elle n'avait que faire d'y penser davantage ; et puis elle rentra dans la chambre où était la compagnie pour prendre congé de M. de Lorraine qui, ayant appris de quoi il était question, se mit dans des transports de colère effroyables ; après l'avoir calmé autant qu'elle put, elle donna la main à M. Le Tellier, laissant la chambre toute remplie de pleurs et monta dans le carrosse du roi sans verser une seule larme.
C'est par ce noble procédé que Marianne montrait vraiment un cœur de princesse, au moment où on lui refusait de le devenir. A quelques jours de là, elle renvoyait à M. de Lorraine la valeur d'un million de pierreries qu'il lui avait données, " lui disant qu'il ne lui convenait pas de les garder, n'ayant pas l'honneur d'être sa femme. "
Cette histoire qui, on peut le croire, avait fait grand bruit, avait vivement impressionné Armand de Madaillan, qui était tout jeune alors. Il eut, plus d'une fois depuis, occasion de rencontrer la belle Marianne que tout le monde aimait et estimait.
Devenu veuf à vingt-trois ans, le jeune marquis de Montataire, qui était ardent, indiscipliné, très appréciateur de la beauté, qui s'était habitué à regarder Marianne comme la femme la plus accomplie de l'époque et qui, finalement, en était devenu passionnément amoureux, résolut de l'épouser, quoi qu'en pussent dire le monde et sa famille.
Il était essentiellement indépendant de caractère et il écrivait plus tard : " Je ne me soucie point de commander, mais l'obéissance m'est insupportable. – Ce sentiment est né avec moi ; je l'ai eu dès mon enfance, et à peine en étais-je sorti, que je secouai le joug de la domination paternelle aux dépens de tout ce qui m'en pouvait arriver ; et, pendant plusieurs années, je me réveillais la nuit avec un mouvement de joie que me donnait la pensée de ne plus dépendre de personne. "
Le mariage se fit au commencement de l'année 1676.
Tout à son amour, le jeune officier donna sa démission de ses grades et emplois, ce que Louis XIV ne lui pardonna pas.
A partir de 1676, il ne porta plus le nom de Montataire.
Le monde qui avait été jusque-là très sympathique à Marianne se mit à blâmer le mariage qui, bien entendu, mécontenta vivement la famille d'Armand de Madaillan et exaspéra surtout son père qui y voyait un acte de rébellion et une haute inconvenance.
Par un traité (30 mars 1676) qu'il imposa à son fils et que celui-ci signa pour en finir, il lui retira la terre de Montataire qu'il lui avait donné d'avance comme à son héritier présomptif, et lui laissa en échange l'hôtel de Montataire, à Paris, et la terre de Lassay, dans le Maine.
Les deux ensemble étaient loin de valoir ce qui lui était retiré. Le domaine de Lassay était néanmoins un marquisat dont il prit le nom et le titre. Il ne fut plus connu depuis que sous le nom de marquis de Lassay.
Cependant la belle Marianne, qu'il aimait très sincèrement, mourut après deux ans de mariage, en 1678.
Lassay en pensa perdre l'esprit et tomba dans un profond abattement. Il écrivait :
" Dieu a rompu la seule chaîne qui m'attachait au monde ; je n'ai plus rien à y faire qu'à mourir ; je regarde la mort comme un moment heureux… Que je me trouve jeune ! la longueur de ma vie me paraît insupportable quand je la compare à la longueur des jours que j'ai passés depuis la perte effroyable que j'ai faite. Je suis demeuré seul sur la terre… Quand on a connu le bonheur d'aimer et d'être aimé par une personne qui ne vivait que pour vous, et pour qui seule on vivait, on ne veut plus de la vie à d'autres conditions.
" Il n'y a plus rien dans le monde pour moi ; je n'ai d'espérance qu'en la mort ; elle seule peut finir mes maux ; il n'est pas au pouvoir de tous les hommes de me donner un moment de plaisir ; la plus aimable personne du monde n'est plus ; une personne qui ne vivait que pour moi, que la perte de la vie n'a pu occuper un moment en mourant, et qui n'a senti que la douleur de me quitter ; qui était si parfaite, que mon imagination ne me saurait fournir un endroit par où je me puisse consoler ; je ne la verrai plus. Hélas ! que je serais heureux s'il avait plu à Dieu de me réduire à l'aumône et de me la conserver ! Nous eussions partagé nos peines et elles n'eussent plus été des peines. A quinze ans je l'ai connue, et à quinze ans j'ai commencé à l'aimer ; depuis, cette passion a toujours réglé ma vie et il n'y a rien que je ne lui aie sacrifié…
" Il n'y a plus de lieu où j'aie envie d'aller, tout m'est égal ; ma chère Marianne donnait de la vie à tout ; et, en la perdant, tout est mort pour moi ; je découvrais tous les jours en elle de nouveaux sujets de l'aimer, sans pouvoir jamais en découvrir aucun de ne la pas aimer " (1).
(1) Recueil de différentes choses, I, p. 51.
Dans une autre lettre qu'il écrivait " à un mari et à une femme qui s'aimaient fort et qui avaient beaucoup de piété ", il disait : " J'ai vu les jours heureux que vous voyez ; il a plu à Dieu de me faire sentir la douleur mortelle de les voir finir, et lui plaît encore d'entretenir cette douleur si vive dans mon cœur… Tous mes jours sont trempés dans le fiel ; je ne me repose que dans la pensée de la mort, et, ce que Dieu seul peut faire, au milieu de tout cela je suis heureux, sans rien perdre de ma douleur.
Personne ne saurait connaître la douceur qu'il y a à s'affliger et à sacrifier sa douleur à Dieu, que ceux qui l'ont sentie. "
Ces sentiments sont profondément vrais. La douleur de Lassay était sincère. Cependant ce découragement absolu ne pouvait pas toujours durer. Il était jeune encore et habitué jusque-là à une vie d'action.
L'attention publique se trouvait alors tournée vers l'Orient où les Turcs, qui avaient pénétré en Hongrie et en Autriche, venaient d'être battus près de Vienne par Sobieski.
Vingt ans avant, lorsque les Turcs eurent commencé à pénétrer en Hongrie, Louis XIV avait envoyé six mille Français au secours de l'empereur. Une grande bataille avait été livrée sur les bords de la rivière de Raab. Les Turcs étaient nombreux et forts ; l'armée impériale avait d'abord eu le dessous ; les Français chargèrent à leur tour. Quand le grand vizir qui commandait l'armée turque vit arriver cette jeunesse inconnue avec des habits aux couleurs vives, chargés de rubans, sans barbe, et avec de longs cheveux flottants, il demanda ce que c'était que cet escadron de
jeunes filles ?
Les jeunes filles, avec une furie incomparable, culbutèrent les terribles jannissaires ; l'armée impériale se rallia et l'armée turque fut précipitée dans la rivière (1er août 1664).
Mais cette fois-ci (1685) il n'entrait pas dans les vues du roi Louis XIV d'intervenir. Il avait même refusé très formellement à ceux qui la lui demandaient l'autorisation d'aller ferrailler de ce côté.
Toutefois quelques jeunes gentilshommes ardents, à la tête desquels se trouvaient les princes de Conty et dont étaient le comte de Turenne, le prince Eugène de Savoie et le fils du duc de Créquy, avaient résolu de se passer de cette permission pour profiter, quand même, de cette belle occasion d'aller guerroyer contre les Turcs.
Partant contre le gré du roi, ils le faisaient dans le plus grand secret.
Lassay se joignit à eux.
L'un des généraux commandant l'armée autrichienne était le duc de Lorraine, neveu de celui qui avait voulu épouser Marianne.
Il y eut deux sièges et une bataille. Ces jeunes gens s'y portaient comme à une partie de plaisir. " Il y a une si grande quantité de princes dans notre armée, écrivait Lassay, que je ne crois pas qu'on en ait jamais vu tant ailleurs, hors dans les romans. "
Dans une action fort chaude où tous ces jeunes seigneurs s'étaient engagés très avant et assez imprudemment jusqu'à une portée de pistolet des retranchements turcs, prévenus qu'ils s'exposaient inutilement et qu'ils eussent à revenir, ils restaient, sous le feu des jannissaires, à faire des compliments comme à la porte d'un salon, personne, par politesse, ne voulant passer le premier dans cette retraite, et, pendant ce temps, les balles turques sifflaient à leurs oreilles (1).
(1) Mémoires de Lassay. t. 1, p. 132.
C'est certainement un peu fou, mais très militaire.
Ce luxe de bravoure, cet insouciant mépris de la mort était, sans peut-être que l'on s'en rendit bien compte, une épreuve décisive, et chacun, en s'en revenant, savait à quoi s'en tenir sur la solidité au feu de ses compagnons d'armes et sur ce que l'on pouvait attendre d'eux au besoin.
En même temps on s'amusait et l'on faisait des étourderies.
L'un des Conty, le plus jeune, osait bien écrire, en parlant du dieu de Versailles : " Roi de théâtre quand il faut représenter ; roi d'échecs quand il faut se battre… "
Cela revint aux oreilles de Louis XIV. Je laisse à penser l'effet que cela produisit.
A leur retour en France, les deux jeunes princes furent exilés.
Ils étaient fils d'Armand, prince de Conty, frère du grand Condé.
L'aîné, Louis-Armand, était fort mauvais sujet. Il mourut cette même année (1685), à l'âge de vingt-quatre ans. Il avait épousé la charmante M
lle de Blois dont parle M
me de Sévigné.
Le second, François-Louis, qui avait porté d'abord le titre de prince de la Roche-sur-Yon, devint prince de Conty à la mort de son frère. C'est lui qui, sans contredit, honora le plus le nom pris par la branche puînée des Bourbon-Condé.
Il avait montré en Hongrie une brillante valeur. Banni, au retour, il obtint de passer son exil à Chantilly même, chez le grand Condé qui l'aimait et appréciait tout particulièrement, et qui, au lit de mort (1686), obtint sa grâce du roi.
Il servit sous le maréchal de Luxembourg, fut, en 1690, à Fleurus ; en 1698, à Steinkerque. A Nerwinden, il chargea avec le duc de Bourbon à la tête de la brigade des gardes, et emporta le village de Landen après cinq attaques meurtrières dans l'une desquelles il reçut un coup de sabre sur la tête. Très recherché, très sympathique, il subjugua le duc de Saint-Simon lui-même qui dit de lui : " Sa figure avait été charmante… Galant envers toutes les femmes, il était encore coquet avec tous les hommes… Il fut les délices du monde, de la cour, des armées, la divinité du peuple, l'idole des soldats, le héros des officiers… C'était un très bel esprit, lumineux, juste, exact, étendu… M. le Prince, le héros, ne se cachait pas d'une prédilection pour lui au-dessus de ses propres enfants ; il fut la consolation de ses dernières années… Il avait l'esprit solide, infiniment sensé ; il en donnait à tout le monde. "
Et cependant, chose étrange, celui dont la cour et la ville raffolaient, cet homme si charmant, si aimable, si aimé, n'aimait, assure-t-on, rien et personne.
S'il tenait à avoir des amis, c'est comme on tient à avoir un beau mobilier ou de beaux chevaux, parce que c'est l'usage et pour s'en faire honneur.
Le marquis de Lassay, dans ses Mémoires, après avoir rendu justice à ses brillantes qualités, ajoute ceci, qui semble une analyse très étudiée de ce caractère plus sympathique que profond qui ne ressemblait à aucun autre :
" Mais je suis persuadé qu'il est à la place du monde qui lui convient le mieux, et, s'il en occupe quelque jour une plus considérable, il perdra de sa réputation et diminuera l'opinion qu'on a de lui ; car il est bien éloigné d'avoir les qualités nécessaires pour commander une armée ou pour gouverner un Etat : il ne connaît ni les hommes ni les affaires et n'en juge jamais par lui-même ; il n'a point d'opinion qui lui soit propre… ; il ne
saisit point la vérité ; on lui ôte ses sentiments et ses pensées, et souvent il n'a que celles qu'on lui a données, qu'il s'approprie si bien et qu'il explique avec tant de grâce et de netteté qu'il n'y a que les gens qui ont de bons yeux et qui l'approfondissent avec soin qui n'y soient pas trompés : on peut même dire qu'il les embellit. Il ne sait ni bien aimer, ni bien haïr ; les ressorts de son âme sont si liants qu'ils en sont faibles ; ce défaut contribue encore à le rendre aimable, mais il est bien dangereux dans un homme qui remplit les premières places. De plus, il est paresseux ; il craint les affaires et il aime le plaisir ; peut-être que de grands objets pourraient l'obliger à se vaincre là-dessus, mais on ne se donne ni la fermeté ni le discernement et, quand ces deux choses manquent, quelques perfections qu'on ait d'ailleurs, on n'est pas un homme du premier ordre. "
François-Louis, prince de Conty, mourut à quarante-cinq ans, en 1709. C'est le marquis de Lassay qui communiqua à Massillon les notes pour servir à son
Oraison funèbre.
Lassay lui-même, après la campagne de Hongrie, s'était bien gardé de venir affronter les foudres de Versailles. Il demeura quelque temps à Vienne, puis s'en fut à Rome où il rencontra, entre autres personnes de marque, la princesse des Ursins, alors duchesse Bracciano, qui réunissait chez elle le meilleur monde ; puis la célèbre Sophie Dorothée, princesse de Hanovre, cousine et femme du prince de Brunswick, lequel fut depuis Georges 1er, roi d'Angleterre.
Ces dames paraissent, sinon lui avoir fait oublier tout à fait la pauvre Marianne, du moins n'avoir rien négligé pour le distraire et le consoler. On assure même qu'il excita la jalousie du duc de Brunswick et qu'il courut grand risque d'être traité comme le comte Kœnigsmark (1).
(1) " Le prince devint jaloux…. la fureur le saisit ; il fit arrêter le comte et, tout de suite, jeter dans un four chaud. " (Saint-Simon, édit. Chéruel, I, p.151). D'autres disent qu'il le fit tout simplement poignarder et jeter dans un égout.
En 1686, il revint en France où le rappelaient des affaires de famille et des ennuis domestiques auxquels se trouvait mêlée M
me de La Fayette. Il rencontra de l'aide auprès de M
me de Maintenon, laquelle, par suite de sa propre destinée, se sentait portée à s'intéresser à un homme qui, bravant les préjugés, avait eu le courage de préférer au rang, à la naissance et à la fortune, les sentiments du cœur et la noblesse de la conduite. La guerre s'étant rallumée en Allemagne et en Flandres, Lassay y alla servir comme simple volontaire. Puis, M
me de Maintenon ayant réussi à effacer la mauvaise impression que le mariage du marquis et sa démission avait faite autrefois sur l'esprit de Louis XIV, ce fut comme aide de camp même du roi qu'il fit le siège de Mons en 1691 et la campagne de Namur en 1692.