Sortis des forêts de la Germanie, où ils n'avaient que des demeures éparses et isolées (1), vigoureux, énergiques, habitués à la vie d'action et aux violents exercices de la chasse, les premiers rois francs avaient horreur des villes. Ils résidaient de préférence dans les domaines qu'ils s'étaient réservés à la
campagne, comme on dit aujourd'hui.
(1) Tacite, De more Germanico, XVI.
Déjà avant eux, les Romains, très bons appréciateurs des meilleurs sites convenables pour l'habitation, avaient choisi, soit dans les positions élevées, soit, plus souvent, sur le revers des coteaux et dans les vallées, les lieux qui leur avaient paru préférables. Ils s'y étaient installés, avec tout le confort de ce temps-là, et y avaient établi de riches
villæ ou métairies.
Ces métairies étaient, en général, placées sur le parcours des routes que les Romains avaient fait construire particulièrement par les peuples colons appelés Lètes, employés également par eux à défricher les bois environnants et à cultiver les terres dépendantes de l'habitation.
Les francs, bien entendu, en descendant dans nos pays par les vallées de l'Aisne et de l'Oise, s'emparèrent de ces domaines, très nombreux en ces parages. Beaucoup furent abandonnés aux leudes et fidèles. Les rois gardèrent pour eux-mêmes ceux qui leur convenaient davantage par leur situation et le voisinage des forêts et des rivières.
Ces résidences étaient connues, dans l'origine de la monarchie, sous le nom de
villæ fiscales que leur avaient donné les Romains, ou
villæ regiæ.
Les premiers Mérovingiens allaient de l'une à l'autre, se livrant passionnément au plaisir de la chasse, vivant largement des produits du sol, demeurant successivement dans chacune, ainsi que le témoignent les capitulaires, chartes et autres actes qui nous restent de cette époque.
Les rois de la première race s'étaient réservé un très grand nombre de ces domaines dans l'Ile-de-France, le Valois et le Beauvaisis, notamment sur les bords de l'Oise, alors riveraine d'une immense forêt dont celles d'Halatte, de Chantilly, du Lys, d'Ermenonville, de Saint-Gobain et de Compiègne ne sont que des morceaux.
Du nombre de ces domaines réservés furent l'île de Creil, Montataire, Nogent-les-Vierges, Rieux, Cinqueux, les hauteurs de Verberie et Compiègne, alors en plein bois.
Ces
villæ étaient loin d'être des palais comme nous les entendons aujourd'hui. C'étaient des sortes de grandes fermes militaires, en même temps rendez-vous de chasse et postes d'administration et de surveillance forestière.
"Les bâtiments d'habitation, généralement bas et à un seul étage, étaient, dit Viollet-le-Duc, décorés avec une certaine élégance, quoique fort simples comme construction et distribution. De vastes portiques, des écuries, des cours spacieuses, quelques grands locaux couverts où l'on convoquait parfois les synodes des évêques" (1).
(1) Dictionnaire d'architecture, I, 118.
Ces habitations n'étaient pas fortifiées. Il n'y avait, à cette époque, de fortifié, que les villes. Elles étaient seulement entourées, soit d'une haie, ou d'une palissade de pieux remplie de pierre et de terre avec des épines, ou d'un fossé, rarement d'un mur. Cependant on trouve déjà dans ces primitives résidences le rudiment des forteresses féodales qui les ont remplacées plus tard.
Ainsi, elles comportaient d'abord un bâtiment principal destiné au prince :
domus regalis. Ce bâtiment était souvent surmonté d'un solarium ou belvédère pour voir au loin, qui est devenu plus tard le donjon.
Sous la partie la plus importante de l'édifice était placé le cellier, où l'on accumulait les provisions de toute sorte.
Le bâtiment était précédé ou entouré d'une cour d'honneur, aula regia, où se trouvaient les logements pour la famille, les intimes, les officiers. Plus loin et, un peu plus bas, quand le terrain était en pente, s'étendait la basse-cour,
curtis inferior, curticula infrà (1), qui contenait des gîtes pour les gens de service, les écuries, chenils, étables, granges.
(1) Venantius Fortunatus, auteur du VIe siècle.
Souvent au delà, ou autour, mais toujours à proximité, il y avait quelques petites habitations dans lesquelles s'exerçaient les divers métiers nécessaires à l'existence journalière.
Tout cela était bâti, non pas en pierres ou briques et tuiles, mais entièrement en bois et terre arrangée avec soin (1), comme on le fait encore au fond de la Germanie, notamment en Bohème, où la plupart des toits sont encore entièrement en bois.
(1) Paquier. Recherches de la Fr., f°80.
C'est ce qui explique la complète destruction de ces édifices, autrefois si nombreux en nos contrées, et dont il ne reste plus un seul spécimen.
Au mois de janvier 1869, en faisant exécuter, sous la partie la plus ancienne du château de Montataire (façade sud-est), une fouille, dans le but vulgaire de construire un égout souterrain pour l'écoulement des eaux de cuisine, le régisseur a trouvé, à 70 centimètres environ sous le sol, trois objets en bronze, remontant à ces temps éloignés, deux boucles de ceinturon et une sorte de petit crochet destiné à entrer dans la plus petite de ces boucles, tous portant d'une manière évidente le cachet de l'époque mérovingienne.
En voici le dessin :
Il serait bien curieux de pouvoir suivre dans ces diverses résidences ces rois à moitié sauvages encore, qui dînaient avec leurs domestiques et se faisaient servir par leurs ministres (1), dont le caractère, les mœurs, la vie présentaient un si amusant mélange des habitudes barbares, de l'acceptation de beaucoup de choses romaines et de la naïve et franche soumission à l'influence chrétienne. Mais ils n'écrivaient guère leurs mémoires, et les documents de cette époque sont d'une excessive rareté. On sait toutefois qu'indépendamment des
villæ ou métairies que nous avons nommées ci-dessus, ils avaient un palais à Ver, un autre à Bargny, un autre à Lamorlaye (
Morlacum).
(1) Sous les rois francs, le domestique mangeait à la table du monarque et le ministre le servait. Les domestici (hommes de la maison), comites, c'est-à-dire compagnons du roi, étaient les plus nobles des chefs. Hors du palais, ils allaient comme comtes ou ducs gouverner les provinces. Les ministres (qui ministrabant) étaient ceux qui pourvoyaient aux besoins de la cour. (D'Amécourt. Publ. de la Société franç. de numismat. et d'archéologie).
M. Peigné-Delacourt a retrouvé, il y a quelques années, dans un manuscrit de la bibliothèque de Douai, la preuve que le palais mérovingien de
Riolium était sis à Rieux, sur les bords de l'Oise. Il n'en reste absolument aucune trace, ni souvenir local.
Clovis a habité souvent la villa de Compiègne. Clotaire est venu mourir près de cette ville, à Choisy, en 561. Chilpéric se tenait de préférence à Cuise, situé en pleine forêt, et Dagobert, l'automne, y venait quelquefois chasser.
Charles-Martel se retira à Verberie, y passa les dernières années de sa vie et y mourut en 741. Il s'est tenu, à Verberie, des Conciles en 752, 853, 866 et 869.
M. Viollet-le-Duc a trouvé que le premier château de Pierrefonds, celui qui avait précédé de plusieurs siècles la magnifique forteresse qu'il a restaurée, avait succédé lui-même à une maison royale habitée en 855 par Charles le Chauve.
Ce prince se fit bâtir un palais à Compiègne, mais il affectionnait surtout sa belle métairie de Versigny.
C'est Charles le Chauve qui, le premier, abandonna l'usage germain de ne bâtir qu'en bois et en terre et commença, vers 869, à mêler la pierre au bois :
Ex ligno et lapide conficere cœpit (1).
(1) (Ann. Bert.) Martin Marville, Mém. Société des Antiq. De Picardie, 1869, p. 365.
Charlemagne prit Verberie en affection et y fit élever une magnifique
villa (1). Il aimait beaucoup ce genre de résidences, et le plus intéressant de ses
Capitulaires est celui qui est intitulé :
De villis fisci. (Des métairies de la couronne). Il y explique minutieusement comment elles doivent être dirigées et exploitées par les intendants et comment les gens attachés à la glèbe du roi composent sa famille, et la manière dont il entend qu'ils soient protégés.
(1) On devait la voir des hauteurs de Montataire ; elle regardait le midi, et les édifices qui la composaient s'étendaient de l'est à l'ouest sur une longueur de 240 toises. Au milieu se dressait un très grand corps de logis à deux étages ; à l'extrémité occidentale se trouvait une salle immense pour les réunions nombreuses ; du côté oriental était la chapelle. De tout cela, il ne reste absolument aucun vestige.
La précision et l'originalité des détails de ce capitulaire en font l'un des plus curieux documents de la période carlovingienne.
Toute la seconde dynastie de nos rois fut fidèle à cet amour des champs et des bois, et c'est à Compiègne, c'est-à-dire en pleine forêt et sur les bords de l'Oise, que mourut, en 987, Louis V, le dernier des carlovingiens.
Nous avons vu que ces domaines royaux, dès l'origine, étaient très nombreux.
Les souverains en firent, peu à peu, des distributions totales ou partielles aux abbayes, aux évêques, à leurs leudes ou fidèles.
Plusieurs conservèrent, à travers les siècles, le nom de
mairies royales.
Le maire,
maïeur, major, à cette époque voisine de l'occupation romaine, était l'intendant, celui qui administrait et gouvernait pour le maître. Lorsque le maître était le roi, la mairie était dite royale.
Quand le fief passa à un seigneur féodal, le maître étant présent, la mairie ou intendance devint fort peu de chose.
Toutefois les grands domaines conservèrent longtemps ces intendants, maïeurs ou maires, dont les fonctions étaient fort différentes de celles des maires modernes.
En 1255, c'est-à-dire un demi-siècle après la charte et le droit de s'administrer elle-même, donnés par Louis de Blois à la ville de Clermont en Beauvaisis, on appelait encore
maire ou
maïeur l'officier chargé de l'administration de la seigneurie (1).
(1) Voir acte d'un don fait par saint Louis audit maire ou maïeur, en 1255. (Mss. Fr. 4663, f° 101.) Hist. Du comté de Clermont, par le comte de Luçay, p. 58.
Depuis, le nom a passé au chef de l'administration municipale.
Les Anglais, encore aujourd'hui, appellent leurs maires
mayors. Le lord-maire de Londres est le
lord mayor.
Bien que la dénomination de mairie royale ait perdu sa raison d'être quand, par suite de donation du souverain, le domaine ainsi qualifié fut devenu simple fief féodal, plusieurs de ces domaines conservèrent très longtemps ce titre, soit comme tradition, soit même comme entraînant une juridiction particulière.
On lit dans le livre des
Coutumes des Duchéz, Contés, etc., du bailliage de Senlis (1) : "Aussi y a aucunes mairies royalles, comme la mairie de Montataire, Saint-Queulx et autres…".
(1) Première édition. Paris, chez Galliot du Pré, 1427. Idem dans toutes les éditions suivantes et dans celle de M. de Saint-Leu, imprimée en 1703 (p. 45).
Et, dans les Antiquitez et Recherches des Villes, châteaux et places plus remarquables de toute la France, d'André Duchene, il est également rappelé que Montataire et Saint-Queux étaient mairies royales.
Ces lieux, dit M. Graves, étaient restés le siège de juridictions particulières, sous le nom de mairies royales, qui ressortaient de la châtellerie de Creil.
Creil était également mairie royale.
On lit dans la Vie de saint Eloi, écrite par saint Ouen (1), qu'au VIIe siècle (636) une villa royale existait à Crioilum (Creil), et cela résulte également des termes de la 113e lettre de saint Loup, abbé de Ferrières, adressée, en 851, à Louis, abbé de Saint-Denis.
(1) Vita sancti Elegii… Hist. De Fr., III, 554, B.
Saint-Queux (aujourd'hui Cinqueux) fut, en 1060, donné par le roi Philippe Ier à l'abbaye de Saint-Lucien.
Il s'y trouvait, au moyen âge, une forteresse qui fut démantelée par les Anglais et la Jacquerie, au point que, dans ses lettres de 10 avril 1431, le roi Charles VII, qui ne voulait pas que ces ruines servissent de repaires aux voleurs, en prescrivit l'entière démolition, ainsi que des forts de Vez, de Béthisy-Saint-Pierre et de Verberie.
Quant aux domaines de Creil et de Montataire, ils furent donnés, un peu plus tard, par le roi, à Hugues de Clermont, comme il sera expliqué ci-après.
Mais, auparavant, il faut dire quelques mots d'événements importants qui se rattachent très directement à l'histoire de Montataire.
Nous avons vu, plus haut, que les évêques se réunissaient quelquefois en conciles dans les salles des Villæ regiæ pour y traiter des affaires de l'Eglise et de l'Etat.
Les évêques étaient devenus, à cette époque, par leurs lumières et leur influence, des personnages considérables qui, dans les circonstances difficiles, servaient de Conseils extraordinaires au souverain ou aux grands du royaume.
Un concile s'était tenu, en l'an 863, non loin de Senlis, dans un lieu nommé
Convicinum (1). Dom Grenier pense que ce pouvait être Gouvieux.
(1) Convicinum secus Sylvanectum. V. Mémoires du Comité archéologique de Senlis, I, p.44.
En l'année 879, le roi Louis le Bègue étant mort, plusieurs évêques, abbés et grands du pays, entre autres Conrad, comte de paris, et Geslin, abbé de Saint-Germain-des-Prés, se réunirent pour aviser à ce qu'il y avait à faire dans les conjonctures graves où l'on se trouvait, et examiner s'il n'y aurait pas lieu de conférer la couronne à Louis de Germanie le jeune.
Cette assemblée, disent les documents du temps, se réunit au lieu où le Thérain se jette dans l'Oise,
ubi Thara Isoram influit (1), c'est-à-dire à Montataire. Quelques écrivains modernes ont indiqué Creil. Mais Creil n'a jamais été situé au confluent de l'Oise et du Thérain.
(1) "Anno incarnati Verbi 879, Solemus abbas et Chonradus Parisiaci comes accelaverunt quoteq. posuerunt Episcopos et abbates et potentes homines ad Conventum vocare ubi Thara Isoram influit, eo sub oblenta qu. Rex Carolus calvus defunctus erat, unanimiter tractarunt de Regni pace atque utilitate". (Annales de Saint-Bertin, Aymoïn contin. Duchesne, Hist. L. III, p. 258. Delestre, p. 367).
Voici les circonstances graves qui motivaient ces réunions où se discutaient des intérêts si considérables et le sort même de la royauté.
Depuis quelques années, le pays était livré aux dévastations des Normands. Tout le nord de la France et principalement le cours des fleuves et des rivières étaient ravagés par ces bandes de pirates au casque pointu, hordes de génies malfaisants qui apportés par l'Océan des côtes de la Norwège et du Danemark, arrivaient par flottes de plus en plus nombreuses (1), entraient dans les fleuves, s'emparaient facilement des points les plus propres à leur servir de refuge ; rien n'était fortifié alors ; puis remontant les cours d'eau sur leurs barques longues, plates, étroites, marchant à la rame également en avant et en arrière, construites tout exprès pour ce genre de brigandage, s'en allaient, de nuit, piller les monastères, les
villæ, les métairies, les cités, et frappaient les populations d'une terreur épouvantable.
(1) Du temps de Reynard Fodbrok, qui vivait en 840, le nombre des Danois rôdant sur les mers dépassait de beaucoup le nombre de ceux qui restaient dans leur pays. (Weathon. Histoire des hommes du Nord, p. 174.)
Ils avaient remonté la Seine, dès le milieu du IXe siècle (846-850), et pillé Paris trois fois (1).
(1) Ils remontèrent l'Oise, notamment en 880, en 923, en 925 et au XIe siècle. Ils poussèrent jusqu'à Noyon en 859, 890 et 925, suivant M. Peigné-Delacourt, qui les appelle Normans en son Livre des Normans dans le Noyonnais. L'étymologie lui donne parfaitement raison. Mais alors, il faudrait dire la Normanie au lieu de la Normandie, etc.
Le malheureux Charles le Chauve, qui avait en vain tâché de les combattre, puis de les acheter n'avait pas été de force à lutter contre eux.
Il avait appelé à son secours ce vaillant et généreux Robert le Fort, duc de France, tige de la troisième dynastie de nos rois, qui commença si héroïquement l'histoire de cette noble race, et mourut les armes à la main, en combattant les terribles ennemis de la France.
Charles le Chauve était mort lui-même en 877, et son fils, Louis-le-Bègue, ne lui avait survécu que dix-huit mois.
Sept rois avaient disparu en huit ans. L'empire était démembré.
Les évêques et les grands, qui s'étaient réunis à Montataire en 879, s'assemblèrent en plus grand nombre à Compiègne, en 887.
Cette fois, ils élurent et proclamèrent duc de France (1) le comte Eudes, fils de Robert le Fort.
(1) Ce duché, premier noyau de notre France actuelle, comprenait Paris, l'Ile-de-France jusqu'à la Loire et les pays d'Orléans, de Chartres et du Mans.
Ce fut le point de départ d'un régime nouveau.
Et, chose étrange, un acte de défaillance de Charles le Chauve contribua à raffermir l'Etat qui se disloquait. Après avoir faibli devant les Normands, en leur donnant de l'argent, il avait faibli de même devant les grands et les chefs militaires, en leur concédant, à titre héréditaire et comme fiefs, les terres qui ne leur avaient été confiées qu'à titre de garde (1).
(1) Capitulaire publié à l'assemblée générale de Kiersy-sur-Oise, en 877.
A partir de ce moment, ils défendirent avec une vigueur sans pareille ce sol avec lequel ils étaient en quelque sorte incorporés. Ils se concertèrent, réunirent leurs forces et reconnurent volontairement pour supérieur et pour chef immédiat le suzerain qui possédait le principal fief de la contrée.
Ainsi naquit le système féodal, "qui ne fut autre chose d'abord que la résistance organisée" (1).
(1) Tailliar. Mém. Soc. des Ant. De Picardie, 1868, p. 453.
"Le régime féodal, disait Royer-Collard, esprit essentiellement libéral, mais profond penseur et d'un grand sens, a été trop souvent mal jugé…. C'est de lui que nous tenons la division des pouvoirs, le droit dérivé de l'obligation réciproque, et, à la place de l'obéissance passive, la fidélité, sentiment admirable que les anciens n'ont pas connu".
"La féodalité, écrivait plus récemment un homme qui avait profondément étudié l'histoire, Viollet-le-Duc, la féodalité, c'est-à-dire le moyen âge…, dure époque, nous en conviendrons volontiers… Mais était-il possible de renouveler par d'autres moyens le monde occidental tombé si bas, à la fin de l'empire romain ?…" (1).
(1) Diction. Mob., V, p. 7.
"...Crier haro sur la féodalité, c'est, à notre sens, aussi étrange que de s'élever contre les cataclysmes terrestres qui ont fait rouler les débris des montagnes dans les vallées… Aujourd'hui que nous cultivons les vallées et que nous profitons des luttes cruelles du moyen âge, il est aussi puéril de crier contre les seigneurs féodaux que contre les torrents diluviens" (1).
(1) Diction. Mob., V, p. 7.
L'ancienne société romaine était morte de décrépitude.
En faisant succéder à l'anarchie une puissante hiérarchie militaire, à la ruse et au mensonge les idées de devoir et d'honneur, en développant ces sentiments chevaleresques qui appartiennent aux sociétés chrétiennes, la féodalité contribua puissamment à constituer, à travers bien des crises et des tiraillements, cette grande unité sociale et politique qu'on appelle la France, à laquelle, quoi qu'il puisse arriver, les aînés de ses enfants ont conservé une si profonde et dévouée affection.
Un détail de l'histoire de cette époque peut donner une idée de l'entrain et de l'incroyable énergie militaire de ces premières armées féodales.
En 890, très peu de temps après la constitution des fiefs, Eudes, fils de Robert le Fort, s'avançait contre les Normands, à la tête de dix mille cavaliers presque tous nobles, et de six mille fantassins. La rencontre fut terrible et le combat furieux. L'ennemi était nombreux, acharné. Après un premier engagement très prolongé et très meurtrier, l'affaire n'étant pas terminée, la petite armée se remit une seconde fois en bataille. On chercha quelqu'un pour porter la bannière royale, honneur qui était très envié.
On ne put, parmi toute cette noblesse, trouver un seul combattant qui ne fut blessé. On dut confier la bannière au palefrenier du roi.
Cela n'empêcha pas tous ces intrépides éclopés de se battre à outrance jusqu'à la fin et de remporter la victoire.
Le domaine royal de Montataire comprenait, dans l'origine, outre le coteau et le plateau qui le domine, une partie notable de la vallée du Thérain et de celle de l'Oise.
A une époque fort reculée, une prairie et un bois situés le long du Thérain, un peu en amont des quelques habitations composant alors le village, furent détachés du domaine et donnés, par dévotion, comme on le faisait alors, à la célèbre abbaye de Jumièges qui était fort protégée par nos premiers rois et dont on peut voir encore les magnifiques ruines entre Caudebec et Rouen, sur la rive droite de la Seine.
C'est l'abbaye de Jumièges qui, suivant la légende, aurait recueilli les malheureux fils de Clovis II que ce roi, pour les punir de leur révolte, aurait abandonnés dans une barque sur la Seine, après leur avoir fait couper les muscles des bras et des jambes, et ces infortunés auraient tristement achevé leur vie en cette abbaye, sous le nom des énervés de Jumièges.
Hâtons-nous de dire que cette histoire émouvante est dénuée de toute espèce de preuves.
Profitant du don qui leur avait été fait à Montataire, les bénédictins de Jumièges y établirent un prieuré avec chapelle, sous le vocable de saint Léonard.
Au commencement du onzième siècle, un seigneur de Creil, nommé Aubert, s'empara, par abus de pouvoir, des terres appartenant à ce prieuré. Les moines eurent recours au roi Robert (1) qui régnait alors. Ce prince reconnut la justice de leur plainte et, dans une assemblée, ou placitum, tenue à Senlis, en 1027, décréta la restitution aux bénédictins de Jumièges du prieuré de Montataire.
(1)Robert II, fils et successeur de Hugues Capet, né en 791, mort en 1031, type bien digne d'être étudié de ces premiers Capétiens, qui tout en maniant vigoureusement l'épée, se plaisaient dans les sentiments de charité, de justice et de pieuse mansuétude.
Lors des longues et cruelles guerres des Anglais au XIVe et au commencement du XVe siècle, ce monastère fut dévasté et en partie détruit.
Afin de se procurer les ressources nécessaires pour le reconstruire, on imagina de faire une quête et de promener, à cet effet, dans le pays, les reliques conservées pieusement dans le prieuré. Ces reliques consistaient en un bras et une partie de la tête de saint Léonard, plusieurs ossements de sainte Agnès, et des fragments d'os de saint Pierre, saint André et saint Barthélemy.
Le monastère fut rebâti en 1466.
A la fin du XVIe siècle, Jacques Piailles, qui était alors prieur, s'étant montré fougueux ligueur et ayant entravé, tant qu'il le pouvait par son influence dans la contrée, les efforts du roi Henri IV qui travaillait à reconquérir son royaume et à pacifier le pays, ce prince, pour le punir, fit saisir les revenus de ce domaine concédé autrefois par ses aïeux, en donna les deux tiers à Jean de Madaillan, partisan dévoué de la cause royale, et se réserva l'autre tiers pour aider à payer les frais de la guerre.
Cette punition, qui était dans les mœurs du temps, ne paraît avoir atteint qu'une année ou deux desdits revenus. L'acte curieux qui relate ce fait est une lettre patente du roi, signée de sa propre main, conservée aux archives du château de Montataire.
M. Graves, en général si exact en ses notices historiques, a, dans sa statistique de Senlis (p. 107), confondu un instant Saint-Léonard, qui n'était qu'un ancien démembrement de la seigneurie de Montataire, avec cette seigneurie elle-même. Mais le savant dom Grenier, et après lui, le comte de Luçay en son histoire du comté de Clermont, ne s'y sont pas trompés. Ce prieuré n'a jamais été qu'un fief secondaire qui, sous le nom de Saint-Léonard, a continué sans interruption à parvenir à l'abbaye de Jumièges jusqu'en 1790. On y voyait encore, à cette dernière époque, les restes du cloître et de l'église, laquelle avait longtemps servi de paroisse à la commune, et qui se trouvait alors réduite à une chapelle où l'on disait la messe tous les dimanches.
Les derniers prieurs avaient été, en 1678, l'abbé Berrier, ensuite l'abbé Deschien de Venières, puis l'abbé Pierre Catherin, et, en 1766, l'abbé Dumoncel, de Martin-Vart.
Ce petit monastère était établi non loin de la rivière, dans un lieu bas et humide. Il n'en reste que les fondations sur lesquelles a été bâtie une maison moderne.
Comme l'église de Saint-Léonard s'était trouvée entourée d'un cimetière, les gens du pays, quand ils virent les tombes détruites, les ossements portés au loin et les matériaux du prieuré employés à élever une maison d'habitation, se figurèrent et restèrent convaincus pendant bien des années que les morts ainsi dérangés revenaient la nuit du lieu où l'on avait enfoui pêle-mêle leurs ossements, notamment au commencement du mois de novembre, en longues processions, vêtus de leurs linceuls blancs, errer autour de ce logis et se promener mélancoliquement dans ces cours et ces jardins, sous lesquels ils avaient été inhumés et dont on les avait violemment expulsés. Cela se racontait alors très sérieusement, et les nouveaux habitants de la maison furent longtemps avant de pouvoir trouver dans le pays des gens pour les servir. Ces détails sont rappelés en un gracieux article sur Montataire, publié dans le Journal des Femmes, du 19 octobre 1833, par Mlle Jaurez qui habitait alors ladite maison.
Cette maison de Saint-Léonard fut occupée au commencement de ce siècle, c'est-à-dire peu de temps après sa construction, par le vétérinaire Lafosse, auteur d'ouvrages estimés sur l'hippiatrique et l'équitation.