Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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LES HARDENCOURT

SEIGNEURS DE MONTATAIRE
(XIVe siècle)

Après l'extinction des la Tournelle, seigneurs de Montataire, ce domaine paraît avoir passé successivement en différentes mains.
En 1263, il appartenait à Pierre de Longa et à Héloïse (Heloïsis) de Longa, sa femme, et, la même année, à Jean de Villiers ; - en 1265, à un seigneur nommé Ausoldus, qui n'est pas désigné plus clairement, puis à un autre appelé le Gast (1).
(1) Archives du château de Montataire.

On trouve, dans les manuscrits de la Bibliothèque nationale, une copie assez curieuse des rôles de prestations en hommes et en argent imposées, en l'année 1303, aux villes et villages du comté de Clermont : "Coppie d'un ancien roulle auquel estoient escriptes les villes de la comté de Clermont" (1).
(1) Manuscrit 9193, 5, s. (A, fonds français), f. 63, et D. Grenier, XIII, p. 8.

On lit dans ce document que Creil (Creeilg), le petit hameau de Vaux et Montataire, ensemble, n'étaient taxés qu'à 48 livres pour onze serjans, tandis que Saint-Leu, tout seul, était taxé à 122 livres pour vingt-deux sergents. Les villages voisins, de Précy et Blaincourt, payaient 62 livres pour douze hommes ; Cramoisy, 30 livres pour cinq hommes ; Villers-Saint-Paul, 9 livres pour un sergent et demi ; la Malassise, 4 livres pour un demi-serjan.
Creil et Montataire, comme bourgs, n'avaient alors, on le voit, qu'une très minime importance.
En 1341, Philippe de Hardencourt, chevalier, était seigneur de Montataire. En 1373, c'était Regnault de Hardencourt (1).
(1) Archives du château de Montataire. - Hommages du comté de Clermont, p. 440 et 442. Mss. de la Bibl. nat., n° 20,082.

Les Hardencourt portaient : d'argent à la bande de sable chargée de trois aigles ou aiglettes d'or.
Hardencourt est un hameau situé en la commune de Liancourt.
Un autre hameau du même nom, appartenant à la commune de Thibivillers, canton de Chaumont, a été le berceau d'une autre famille d'Hardencourt, qui portait d'azur à trois lions d'argent lampassés de gueules.
C'est pendant que Montataire appartenait aux Hardencourt que les Jacques vinrent y faire irruption, en 1358.
La Jacquerie est un fort triste épisode de l'histoire de nos provinces. Je voudrais pouvoir le voiler du crêpe de l'oubli, mais comme le chroniqueur doit essentiellement être l'écho fidèle du passé et que c'est surtout dans les vallées de l'Oise et du Thérain qu'ont eu lieu les scènes de ce drame insensé et sauvage, il faut bien les rappeler ici. M. Luce, dans son intéressant ouvrage sur la Jacquerie, cite Montataire comme une des principales localités qui furent témoins de ce qu'on appelait alors les effrois.
Un de nos Hardencourt même, qui, fuyant les horreurs de cette dévastation, s'était réfugié à Senlis, y fut tué par trahison comme on le verra ci-après.
Un mot d'abord sur les causes de la Jacquerie, qui, sans cette étude préalable, très courte du reste, serait tout à fait inexplicable.
Après la désastreuse bataille de Poitiers, le roi Jean était captif, la noblesse décimée ; la plupart de ses membres étaient morts ou prisonniers.
Les paysans, de leur côté, étaient très malheureux. Il leur avait fallu, suivant la loi féodale, contribuer à la rançon du seigneur. En même temps, les bandes de l'armée victorieuse licenciée, auxquelles se joignaient, quand elles n'étaient pas occupées et par conséquent pas soldées, celles de Charles le Mauvais, roi de Navarre, s'étaient répandues dans la campagne et y vivaient aux dépens des habitants, pillant, volant, mettant tout à feu et à sang quand on essayait de résister.
Ils s'étaient emparés d'un certain nombre de châteaux mal gardés ou abandonnés, d'où ils faisaient leurs incursions dans le pays.
Ces soldats mercenaires, tous gens de pied, étaient armés à la légère et portaient une sorte de cotte de mailles que l'on appelait brigandine.
On disait d'eux qu'ils étaient armés en brigandine et par suite on les appelait brigands.
Ils marchaient par petites bandes de trente, quarante, cinquante.
Ils ont eu le triste honneur de mériter par leurs excès la signification qui est restée depuis aux mots de bandit et de brigand.
Tandis que la perte des batailles livrées aux Anglais entraînait tant de souffrances pour les habitants de la campagne, par une circonstance fatale, les troubles de Paris leur allaient apporter une aggravation de maux. Le jeune dauphin, plus tard Charles V, dit le Sage, âgé alors de 19 ans, était chargé de la régence pendant la captivité de son père. Ayant à défendre le trône de France et sa propre personne contre les intrigues et les violences inouïes du trop célèbre prévôt des marchands Etienne Marcel, il avait été forcé, après avoir vu ses plus fidèles conseillers, le maréchal de Champagne et le maréchal de Normandie massacrés sous ses yeux dans son propre palais, de quitter Paris, d'en faire le blocus et d'occuper militairement les places et les lieux forts des environs.
Afin d'arriver à ce but, il prescrivit, par une ordonnance rendue à la suite de la réunion des Etats de Compiègne, le 14 mai 1358 (1), à tous les propriétaires de châteaux et forteresses situés aux environs de Paris, notamment sur la Seine, la Marne et l'Oise, de les mettre en bon état de défense et d'y établir des garnisons suffisantes, à leurs frais et à ceux de leurs vassaux.
(1) Luce, 24, 52, 114 et 117.

Les vassaux, en pareil cas, étaient tenus à la corvée. En même temps, désireux de soustraire, autant qu'il le pouvait, les malheureux habitants de la campagne aux exactions des bandes de soldats pillards, mais ne pouvant, empêché comme il l'était, les protéger d'une manière plus directe et plus efficace (1), il autorisa, par la même ordonnance, les paysans à se réunir en armes :
(1) Flammermont, La Jacquerie.

"Si ceulz contre qui ces violences seroient "exercées n'estoient pas assez forts pour y "résister, ils pourront appeler à leur secours leurs "voisins qui pourront s'assembler par cri public. "Les soudoyers (soldats), soit françois, soit "estrangers, ne pilleront point dans le royaume "sous peine d'estre "pendus, et il sera permis de leur résister par voye "de fait" (1).
(1) Etats généraux et Assemblées nationales, VIII, p. 298 et suivantes.

Les pauvres paysans comprirent parfaitement la partie de l'ordonnance qui les autorisait à prendre les armes et à résister, mais l'obligation, ruinés comme ils l'étaient, de contribuer de leur personne à l'armement et à la défense des châteaux et forteresses, les exaspéra et porta au comble leur désespoir. Quand les passions publiques sont fortement excitées, il se trouve toujours quelqu'un pour chercher à en profiter. Etienne Marcel se sentait, en ce moment, à bout de ressources et fort menacé par les forces royales. Ce qui restait de la noblesse tenait bon pour le roi. Quelle occasion d'opérer une diversion puissante ! "Marcel fit entendre aux paysans que les mesures prises étaient dirigées contre eux. La passion est avide et crédule" (1).
(1) Luce, Hist. de la Jacquerie, p. 116.

Les Parisiens, qui, de leur côté, avaient pillé le château du Louvre, invitèrent, par lettres et mandements, les villes, bourgs et villages, à s'insurger et à prendre les armes contre les nobles, ce que firent les gens du peuple dans le Beauvaisis et autres lieux, où un grand nombre de nobles furent mis à mort (1).
(1) Bibl. nationale, Mss. n° 9618. Voir Secousse, Hist. de Charles le Mauvais, preuves, p. 664 et 665. - Luce, p. 119.

La révolte éclata le 28 mai 1358 sur les bords de l'Oise et du Thérain, en plusieurs lieux à la fois, aux environs de Compiègne, à Saint-Leu-d'Esserent, à Cramoisy. Un ou deux jours après, dans les villages voisins, notamment à Mello (1).
(1) Grandes chroniques, édit. P. Paris, VI, 40, 110. - Flammermont, p. 8.

Ces braves gens commencèrent par massacrer tout ce qu'il y avait de nobles à Saint-Leu : quatre chevaliers et cinq écuyers.
Ils se donnèrent un chef qui était un paysan de Mello, rusé entre tous (1), qui s'appelait Guillaume Caillet, ou Cale (c'est-à-dire Charles).
(1) Luce, p. 88.

On le surnommait aussi Jacques Bonhomme : c'était un sobriquet que l'on donnait, dans l'armée, aux paysans, du nom de leur vêtement habituel, la jacque, sorte de blouse courte, de grosse toile ou de laine qu'ils rembourraient d'étoupes quand ils étaient obligés de guerroyer (1).
(1) De là est resté le diminutif : jaquette.

La bande des Jacques devint, en peu de temps, formidable. Ils s'en allaient devant eux, forçant par la terreur les gens inoffensifs à marcher avec eux, mettant le feu aux châteaux, massacrant les nobles, violant les femmes, tuant même les enfants, se livrant à des excès tellement odieux, qu'on se refuserait à y croire si l'on ne savait que les masses humaines déchaînées et sans frein reprennent quelque chose de la férocité bestiale des animaux sauvages. Voici quelques-uns des détails qu'on lit dans Froissart :
"… Ils prirent le chevalier et le lièrent à un "estache bien et fort, et violèrent sa femme et sa "fille à plusieurs devant le chevalier. Puis tuèrent "la dame qui étoit enchainte et sa fille et tous les "enfans et puis ledit chevalier, à grand martyre et "ardirent (brûlèrent) et abatirent le chastel. Ainsi "firent-ils en plusieurs chastiaux et bonnes "maisons et multiplièrent tant qu'ils furent VI "mille… Chevaliers, dames, escuiers, leurs fames "et leurs enfants fuioient… et laissoient leurs "maisons toutes vagues et leur "avoir dedans… Et ces mescheans gens… robaient "et ardoient tout et occioient touz gentilz "hommes… sans pitié et sans merci, ainsi comme "chiens esragiez. Certes onques n'avint entre "crestiens ni sarrazins telle forsennerie que ces "gens foisoient. Ils tuèrent un chevalier et "boutèrent en un hastier, et tournèrent au feu "devant la dame et ses enfants. Après ce que X ou "XII eurent la dame efforciée, ils leur en voulurent "faire mangier par force et puis les tuèrent et "firent morir de mâle mort". Un peu plus loin, Froissart dit qu'ils avaient fini par tant se multiplier, que "se ils fussent tous ensemble, ils eussent bient esté cent mille hommes". M. Siméon Luce qui, dans son Histoire de la Jacquerie, cite plus d'une fois Froissart, fait remarquer que son témoignage est confirmé par tous les chroniqueurs du temps, notamment par Pierre d'Orgemont (1) et par Jean de Venette (2).
(1) Grandes Chroniques de Saint Denis, édition Paris, ch. LXXIV et LXXV.
(2) Contin. de Nangis dans d'Acheyrie. Spicil., t. III, p. 119.

Beaucoup de nobles s'étaient réfugiés à Compiègne. Guillaume Cale se dirigea sur cette ville, laissant une forte réserve à Montataire et à Mello.
Les Jacques avaient conservé ces deux châteaux parce que leur position escarpée leur permettait de voir au loin, de s'y défendre au besoin et que, par suite de l'étendue de leur enceinte fortifiée, ils pouvaient en toute sécurité s'y tenir en très grand nombre.
Dans l'enceinte de Montataire, ils avaient un véritable camp à la garde duquel étaient restés ceux qui ne faisaient pas partie de l'expédition de Compiègne.
Cheminant par la vallée de l'Oise, Guillaume Cale et les siens continuaient à tuer et à brûler. Les habitants de Compiègne, édifiés par la vue des incendies qui signalaient leur marche, refusèrent de leur ouvrir leurs portes (1).
(1) Flammermont.

Rebutés de ce côté, ils se retournèrent vers Senlis. Guillaume Cale, qui ne manquait pas d'habileté, voulait tenir au moins une ville pour donner de l'importance à son parti.
Senlis ne fit pas comme Compiègne.
Les Jacques s'y virent accueillis assez complaisamment ; la chronique prétend même qu'un certain nombre des habitants de la ville les accompagnaient dans leurs expéditions aux environs (1). "Ils s'unirent à eux, dit M. Flammermont, pour aller détruire et piller les châteaux voisins".
(1) Grandes Chroniques de Saint-Denis, édit. in-fol. Paris, chap. LXXIV, p. 1471 et 1474. - Luce, 95.

Etienne Marcel, qui avait excité les Jacques et s'entendait avec eux, voulut procéder à une besogne semblable tout autour de la capitale. Il envoya des bandes tirées de la basse milice parisienne pour saccager et détruire toutes les maisons nobles ou fortes situées au sud et à l'ouest de Paris et au nord entre la Seine et l'Oise (1).
(1) Luce, p. 128.

Ainsi furent pillés, brûlés, détruits les vieux et beaux châteaux de Montmorency, d'Enghien, de Taverny, de Gonesse et de Beaumont-sur-Oise.
Les bandes d'Etienne Marcel poussèrent jusqu'à Ermenonville, où Guillaume Cale leur avait donné rendez-vous. L'habitation, vainement fortifiée, fut assaillie, enlevée, livrée au pillage et rasée (1). Le remarquable château de Thiers, dont on voit encore aujourd'hui les tristes ruines, subit le même sort (2).
(1) Luce, p. 133.
(2) Flammermont.

Pendant ce temps, ceux des Jacques qui étaient restés campés à Montataire ne perdaient pas leur temps. Ils étaient allés faire des expéditions dans les environs et avaient poussé jusqu'à Pont-Saint-Maxence, toujours tuant, pillant et commettant mille excès.
Le troisième jour, comme ils regagnaient leur camp et gravissaient la montagne de Montataire, ils apprirent que le roi de Navarre, cet allié d'Etienne Marcel sur lequel ils avaient cru jusque-là pouvoir compter, se prononçant tout à coup contre eux, envoyait, pour les réduire, des troupes qui s'avançaient vers Mello. Ils rentrèrent précipitamment dans leur camp, et comprenant, en l'absence de Guillaume Cale, le besoin qu'ils avaient d'un chef expérimenté, ils offrirent le commandement à un nommé Germain Réveillon, de Sacy-le-Grand, qui était connu pour avoir fait campagne avec le comte de Montfort et qu'ils avaient, contre son gré, entraîné avec eux (1).
(1) Trésor des Chartes, Reg. 86, p. 309. - Luce, 133.

Celui-ci refusant, ils le contraignirent avec violence, menaçant de lui couper la tête s'il ne consentait à les commander. Il dut se résigner et marcher avec eux sur Mello en soupirant sans doute, chemin faisant, comme il est arrivé plus d'une fois depuis, en temps de troubles aux chefs improvisés par les révolutions : "Il fallait bien leur obéir, puisqu'ils m'avaient fait leur commandant!".
Voici une des circonstances qui avaient amené à l'égard des Jacques le changement des dispositions de Charles le Mauvais et qui, d'allié complaisant, l'avait rendu ennemi implacable.
Une bande de trois mille Jacques venait de détruire le château de Poix et se dirigeait sur Aumale, lorsqu'elle fit la rencontre d'une petite troupe de cent vingt hommes d'armes commandés par Guillaume de Picquigny. Celui-ci ayant demandé à parlementer, au moment où s'étant avancé seul, il parlait aux paysans, un d'eux nommé Jean Petit Cardaine, le tua traîtreusement. Exaspérés de cette félonie, les compagnons du chevalier, malgré leur infériorité de nombre, se jetèrent furieux sur les Jacques et en tuèrent bien deux mille.
Le roi de Navarre devait à un Picquigny d'être sorti de sa prison d'Arleux. Indigné des procédés des Jacques, et apprenant qu'ils se tenaient du côté de Mello, il dépêcha vers eux une partie de son armée.
Mais les Jacques s'étaient renfermés dans le château même de Mello, dont la situation était excellente et, où ils attendaient, à l'abri de bonnes murailles, l'arrivée de leur capitaine Guillaume Cale, revenant vainqueur de son expédition d'Ermenonville ; si bien qu'après deux jours et une nuit passés inutilement devant la forteresse, les Navarrais prirent le parti de se retirer vers Clermont.
Guillaume Cale, qui était en force, les suivit et chercha même à les précéder dans la ville de Clermont, où il avait des partisans. Mais Charles de Navarre y était entré avant lui et en occupait le château.
Il ne fallait pas songer à prendre cette place ainsi défendue. Accepter une bataille en rase campagne était bien dangereux. Guillaume Cale, qui était intelligent, le comprenait. Il proposa à sa petite armée de se diriger vers Paris où l'on comptait encore sur Etienne Marcel. Mais les Jacques, dont le nombre se montait alors à six mille, s'y refusèrent absolument.
Charles le Mauvais fit avancer ses hommes, les divisa en trois corps d'armée dont il commandait le premier en personne.
On dit qu'avant de livrer bataille, il usa contre les Jacques de la même déloyauté qu'ils avaient montrée à l'égard du seigneur de Picquigny, qu'il engagea leur chef dans une conférence et le prit par trahison. Ce procédé, de sa part, n'a rien qui doive beaucoup étonner.
Quoiqu'il en soit, en cette journée, les Jacques furent taillés en pièces, et, peu après, Guillaume Cale eut la tête tranchée à Clermont.
D'autres bandes furent successivement dispersées de plusieurs côtés.
Le jour même de la bataille livrée sous Clermont, un parti de gentilshommes remportait une éclatante victoire sur les hordes parisiennes qui, après l'exploit d'Ermenonville, étaient allées assiéger la forteresse de la place de Meaux, dans laquelle se trouvaient renfermées, avec un certain nombre d'autres nobles dames, la duchesse de Normandie, propre femme du Régent, sa fille et Madame Isabelle de France, sa sœur (1).
(1) Froissart. - Luce, p. 153, 154.

Ils les repoussèrent vigoureusement et les mirent complètement en déroute.
Deux jours après, le 11 juin, ces gentilshommes se présentaient devant Senlis, avec l'intention évidente de punir cette ville du trop facile accueil qu'elle avait fait aux Jacques.
Je laisse la parole à M. Jules Flammermont qui, en un mémoire sur la Jacquerie de Senlis, a très exactement raconté, d'après Jean de Venette (1), cet épisode dans lequel périt assassiné le seigneur de Hardencourt.
(1) Et le cont. de G. de Nangis, d'Achery. Spicil. t. III, p. 120.

"Avertis de l'approche de leurs ennemis, les habitants se préparèrent à les recevoir. Pour entrer dans la ville, les agresseurs devaient passer par la porte de Paris et gravir la vieille rue de Paris, dont la pente est très rapide. Tout en haut de cette rue, on plaça des voitures à deux roues, et des hommes vigoureux se tinrent à côté d'elles pour les lancer sur les assaillants. Des hommes armés se cachèrent dans les maisons, prêts à se jeter sur l'ennemi et à le surprendre, et des femmes étaient à toutes les fenêtres, pour jeter de l'eau bouillante.
"Pour ne point être trahis, les officiers municipaux ordonnèrent de faire sortir dans la rue les nobles qui étaient dans les maisons ; l'ordre fut exécuté immédiatement. Cependant, si irrités que pussent être les habitants contre les gentilshommes, ils furent indignés du meurtre qu'un écuyer commit en ce moment sur la personne de son maître. Un hôtelier avait chez lui le seigneur de Hardencourt et deux de ses écuyers, dont l'un s'appelait Jehan des Prez ; il les mit dehors ; à peine étaient-ils dans la rue, que les écuyers tuèrent leur maître. Aussitôt l'on cria haro sur les écuyers, tous les habitants s'assemblèrent ; indignés, ils mirent à mort Jehan des Prez, l'un des deux écuyers ; l'autre put s'enfuir".
Ces préparatifs de défense étaient à peine terminés que la troupe des gentilshommes se présenta à la porte de Paris. … "Comme il était convenu, les gardes leur ouvrirent les portes et les laissèrent entrer librement. Les assaillants croyaient déjà tenir la ville. A peine arrivés au milieu de la rue, au bas de la montée, ils tirent l'épée et crient : ville gagnée ; aussitôt, les hommes placés en haut de la rue lancent avec une grande impétuosité les charrettes préparées à cet effet : les cavaliers sont renversés par le choc, auquel ils ne peuvent résister ; les femmes, placées près des fenêtres, jettent des flots d'eau bouillante sur les malheureux embarrassés sous leurs chevaux, et les hommes armés cachés dans les maisons en sortent pour les frapper à mort. Ceux qui les suivaient et qui entraient petit à petit par la porte, ne pouvant venir au secours de leurs compagnons d'armes, dont les séparaient les charrettes qui fermaient la rue, se sauvèrent à toute bride, mais ceux qui eurent le bonheur d'échapper étaient peu nombreux, et Jean de Venette, qui raconte cette scène, ajoute cruellement que la plupart des assaillants furent mis hors d'état de nuire par la suite à la ville de Senlis".
Les excès amènent les excès. La Jacquerie avait été impitoyable. La réaction fut terrible. La civilisation, l'influence amollissante des cours, l'esprit philosophique joint au sentiment de la résignation chrétienne n'avaient pas encore appris à toute une classe de la société à se laisser égorger sans plainte et en pardonnant à ses bourreaux.
Moins sauvages que les paysans, mais aussi rudes, aussi violents qu'eux, les nobles se montrèrent inexorables dans la répression. L'autorité royale dut intervenir. On s'empressa d'accorder des lettres de rémission et de faire grâce à tous ceux qui prouvaient qu'ils avaient été entraînés, soit par force, soit par peur.
Nous croyons intéressant de reproduire in extenso l'exposé de la lettre de rémission accordée à cet infortuné commandant malgré lui, qui avait été forcé de se mettre à la tête des Jacques pour les conduire de Montataire à Mello. "… Exposé par Germain de Réveillon, "demeurant à Sachy-le-Grant en Beauvoisin, "familier du comte de Montfort, que, comme en la "comocion ou esmeute du peuple du plait pays "Beauvoisin nagaires faite contre les nobles dudit "pays, ledit Germain, par contrainte dudit "peuple… lors eust chevauchié, par trois jours ou "environ, en leur compagnie, à Mellou, à Pons-"Sainte-Maixence et à Montathère, à la dernière "des quex trois journées, le peuple estant en "armes et esmeu sur la montaigne de Montathère, "eust requis audit Germain qu'il vousist pour lors "estre leur capitaine en l'absence de leur "capitaine général qui lors estait à Ermenonville, "lequel Germain s'en excusa par pluseurs foiz et "pour pluseurs causes et raisons, et finablement "pour ce qu'il ne vouloit obéir à leur requeste et à "leur voulenté, le pristrent par son chaperon "injurieusement, en disant qu'il seroit leur "capitaine pour demi-jour et "une nuit vousist ou non, et le vouldrent sachier "jus dessus son cheval, et avec ce sachèrent "pluseurs espées sur lui pour li coper la teste, s'il "n'eust obey à eulx, lequel, pour doulete et pour "eschever au péril de la mort, fut leur capitaine "demi-jour et une nuyt, tant seulement au dit lieu "de Mellou encontre les genz du roy de Navarre… "duquel lieu de Mellou le dit Germain se desparti "et s'en reppaira en sa maison, si tost comme il "post eschaper…"
La Jacquerie avait duré environ un mois, du 21 mai au 24 juin 1358. A la Saint-Jean, ce déplorable soulèvement avait pris fin.
Mais la contrée était ravagée et dépeuplée, et Charles le Mauvais, que ces événements avaient malheureusement attiré en nos parages, s'emparait de Creil et de diverses autres places, et y installait des compagnies de brigands qui, pendant deux années, vécurent sur le pays et achevèrent de le ruiner (1).
(1) Flammermont.

Jean de Venette, qui était fils de paysan, hostile à la noblesse, et, dit-on, un peu Jacques dans le fond du cœur, ne peut s'empêcher d'appeler la Jacquerie "un excès monstrueux" (1).
(1) Luce, p. 197.

Tous les chroniqueurs du temps s'expriment dans le même sens.
De nos jours, Henri Martin, en son Histoire de France, dont on connaît la tendance, la blâme de même, et Michelet, après avoir reconnu l'intérêt qu'avait Etienne Marcel à soutenir les Jacques, ajoute : "C'était pourtant une hideuse alliance que celle de ces bêtes fauves".
Marcel, bien entendu, dès qu'ils furent vaincus, s'empressa de les désavouer et de les accabler de blâme et de reproches (1).
(1) Luce, p. 195.

On ne comprendrait pas comment des bandes de paysans mal armés et, avant eux, des troupes de soldatesque affamée et indisciplinée, ont pu si facilement s'emparer de tant de châteaux et maisons fortes, si l'on ne se rappelait que depuis les dernières guerres la plupart de ces châteaux étaient restés à moitié ruinés, ainsi que le prouve surabondamment l'ordonnance même du dauphin du 4 mai 1358. Depuis les désastreuses batailles de Crécy et de Poitiers, la noblesse était affaiblie, épuisée. Il faut le dire aussi, la féodalité, si forte et si redoutable à son origine, avait commencé à désarmer au profit de la royauté.
Celle-ci avait rogné les ongles au lion féodal, entendant se charger elle-même de la police du royaume. C'eût été à elle à protéger les paysans contre les exactions des soldats, à sauvegarder la noblesse contre les envahissements de populations déchaînées. Malheureusement la royauté était, en ce moment, au plus bas, le roi prisonnier, le jeune régent fort empêché à se défendre, d'une part contre les Anglais et le roi de Navarre, d'autre part contre les factieux qui le harcelaient à l'intérieur.
Dans ces conjonctures, si Charles de Navarre n'avait pas éprouvé tout à coup un sentiment d'indignation et de dégoût, si la Jacquerie avait réussi, Etienne Marcel pouvait avoir bon marché du régent et renverser le trône à son profit ou au profit de l'étranger, avec lequel il était en pourparlers.
Heureusement, comme il arrive parfois en de telles circonstances, l'excès du mal amena la réaction ; Marcel finit par se rendre odieux aux Parisiens. Convaincu de trahison, il périt, tué à la porte Saint-Antoine, le 31 juillet 1358. Il était temps ; le même soir, 31 juillet, Paris allait être livré au roi Charles le Mauvais et aux Anglais qu'il menait avec lui. Il y avait entre eux un traité en règle pour le partage de la France (1).
(1) Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, I, p. 113 et suivantes.

Le surlendemain, 2 août, le dauphin rentra à Paris.
C'est lui qui, plus tard, régna sous le nom de Charles V dit le Sage, et fit tous ses efforts pour effacer, par un gouvernement juste et paternel, les effroyables maux qu'il avait vus se déchaîner sur le pays.
En l'année 1373, Louis de Bourbon, comte de Clermont, fit faire, pour le présenter au roi Charles V, un dénombrement de tous les fiefs et arrière-fiefs dudit comté de Clermont. Un exemplaire ou copie de ce dénombrement est conservé à la Bibliothèque nationale à Paris, en un gros volume intitulé : Livre des hommages de la comté de Clermont en Beauvoisis (1). Ce document ne manque pas d'intérêt. A côté de l'indication assez compliquée des terres, fiefs et redevances, se trouve le nom du seigneur avec l'écusson colorié de ses armes. S'y voient Guillaume de la Tournelle, chevalier, Guy d'Hardencourt et Pierre de Montathère, seigneur dudit Montathère, dont les armes sont indiquées : de gueules à la fasce d'or, le chef chargé de trois bezants d'argent (2). On y rencontre, de plus, Rogier et Thomas de Foulleuse, écuyers, frères, possédant à Montathère des terres, prés et vignes sur lesquelles vignes il est mentionné que les religieux de Royaumont avaient le quart. En effet, ces religieux avaient détaché de leur propriété, sise à Montataire, un morceau que possédaient lesdits frères de Foulleuse et qui est devenu depuis le fief dit de Trossy (3).
(1) Mss. fonds français, 20,082. M. le comte de Luçay en a fait un relevé très complet dans son livre sur le comté de Clermont.
(2) Mss. fonds français, 20,082, p. 447.
(3) Ce fief a eu, au XVIe siècle, des seigneurs portant son nom, lesquels étaient alliés aux seigneurs de Montataire. On voit, dans l'inventaire des titres de Notre-Dame-du-Mont de Montataire que messire André de Trossy, prêtre, a fondé en 1502, 1521 et 1533, des obits pour messire Pierre de Trossy, son père, et dame Marguerite de Madaillan, sa mère, ainsi que pour demoiselle Christine de Trossy.
Dans les archives du château de Montataire, on trouve, au dossier de Guillaume de Madaillan, un acte portant quittance daté du 18 décembre 1544, et signé Jean de Trossy.
Plus tard ce fief a été possédé par les Breda, puis la propriété a passé de nos jours à divers propriétaires, entre autres à M. Arthur Dinaux, écrivain connu par des ouvrages estimés sur les trouvères et anciens poètes du nord de la France.

En parcourant le Livre des hommages, on est frappé du grand nombre de fiefs et arrière-fiefs qui existaient à l'époque où il a été dressé et de la quantité de familles nobles aujourd'hui éteintes qui figurent dans cette longue énumération.
Ainsi, à Creil, il y avait alors sept familles possédant fiefs relevant de Clermont dont voici les noms : de Crocy, d'Escautilli, du Mont, le Boiteux, de Chennevières, de Lavrechine (Laversine) et des Prez (1).
(1) A cette dernière famille appartenait probablement le déloyal écuyer du seigneur de Hardencourt.

De ces sept familles, il ne paraît pas qu'une seule ait persisté jusqu'à nos jours. A Cramoisy, petit village de la vallée du Thérain, on comptait jusqu'à dix fiefs, dont le principal appartenait à un haut et puissant seigneur portant bannière. Aujourd'hui la bannière, le banneret, les châtelains et les châteaux ont tellement disparu que le souvenir même en est complètement et absolument effacé. Quelles philosophiques méditations à faire en ce lieu ! Au commencement du XIVe siècle, la France avait été prospère. Pendant la première moitié de ce siècle, il est prouvé que la population égalait au moins celle d'aujourd'hui ; le pays jouissait d'une aisance qu'il a été de longues années sans pouvoir atteindre depuis. Cela a été démontré par M. Luce dans son excellente Histoire de la jeunesse de Duguesclin (1). Mais on peut difficilement se faire une idée exacte de ce que, pendant la seconde moitié de ce même siècle et pendant toute la première partie du XVe, les guerres incessantes, surtout la longue et terrible lutte contre les Anglais, ont fait périr d'hommes, particulièrement d'hommes appartenant à la noblesse, à une époque où cette classe était exclusivement militaire et où c'était elle surtout qui payait à la patrie l'impôt du sang. La consigne pour tous et toujours était d'aller, au premier appel, se battre et se faire tuer. On assiste, pendant cette guerre de Cent ans, à la disparition presque complète des anciennes familles nobles du pays.
(1) Chap. VIII.

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