Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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ISAAC DE MADAILLAN-LESPARRE

SEIGNEURS DE MONTATAIRE
(1627-1649)

Isaac de Madaillan, fils de Jean, fut après lui, seigneur de Montataire.
Il avait commencé la carrière militaire dès sa première jeunesse et était guidon des gens d'armes de M. le Prince (Henri II de Condé, dont il a été question au chapitre précédent). Le guidon était le second officier sous les ordres du personnage qui commandait la compagnie. Au premier officier ou lieutenant appartenait, comme nous l'avons dit plus haut, la direction effective de la compagnie. Le deuxième officier avait la garde de l'étendard que l'on appelait enseigne dans l'infanterie, cornette dans la cavalerie légère, guidon dans la grosse cavalerie, dite gendarmerie.
Isaac de Madaillan épousa, en 1627, Jeanne de Wargnies, fille de Tanneguy de Wargnies (ou Varigny), seigneur de Blainville, lieutenant du roi en Normandie et gouverneur de Poutorson, frère du marquis de Blainville qui fut ambassadeur en Angleterre.
Comme son père, Isaac de Madaillan fut généralement connu sous le nom de Montataire.
C'est lui qui encourut un jour la disgrâce du roi Louis XIII en des circonstances rapportées tout au long dans les Historiettes de Tallemant des Réaux que nous allons citer sans y changer un seul mot. Mais pour bien comprendre cet incident, il faut se rappeler que les Espagnols qui s'étaient montrés, depuis le dernier règne, les infatigables ennemis de la France et qui possédaient les Pays-Bas, avaient, après la bataille d'Avim (1), gagnée sur les maréchaux de Châtillon et de Brézé, le 20 mai 1636, fait invasion jusqu'au cœur même de la Picardie.
(1) Entre le bourg d'Avim et le village d'Ochen, près de Huy-sur-Meuse.

Ils avaient franchi la Somme et s'étaient emparés de la ville de Corbie dans laquelle s'étaient vainement renfermés M. de Soyecourt, lieutenant du roi, et le comte de Mailly, gouverneur de la province ; la cavalerie espagnole-allemande n'ayant plus rien à craindre, courait librement la contrée, fourrageant, s'avançant vers l'Oise, " remplissant tout ce pays et Paris même d'une épouvante si grande que , de mémoire d'homme, il s'étoit vu une telle chose " (1)
(1) Mémoires de Nicomas Goulas, t. 1, p. 289.
Mémoires de Monglay, coll. Petitot, XLIX, 126.
Ray Saint-Geniès. Histoire militaire de Louis XIII, II, p. 74-75.

Maintenant je laisse la parole à Tallemant des Réaux :
" En ce temps-là…. Le roi alla à Chantilly, et envoya le maréchal de Chastillon pour rompre les ponts de l'Oise.
" Montatère, gentilhomme des environs, rencontre le maréchal et lui dit : " Que ferons-nous donc, nous autres au delà de la rivière ? Il semble que vous nous abandonniez au pillage. – Envoye, dit le maréchal, demander des gardes à M. Picolimini ; je vous donnerai des lettres, il est de mes amis ; nous en eûmes ainsi en Flandre après la bataille d'Avim. "
Mrs de Liancour et d'Humières se joignent à Montatère. Le maréchal écrit. Picolimini envoie trois gardes (1), et mande au maréchal que si c'eût été le maréchal de Brézé, il ne les aurait pas eues.
(1) Trois troupes armées

" M. de Saint-Simon (1), chevalier de l'ordre et capitaine de Chantilly, pour faire le bon valet, alla dire au roi qu'il y avait une garde à Montataire, que c'était un lieu fort haut, que là on pouvait découvrir quand le roi ne serait pas bien accompagné et le venir enlever avec cinq cents chevaux, car il y avait, dit-il des gués à la rivière. Voilà la frayeur qui prend au roi, il se met à pester contre Montatère, dit que dans trois jours, il voulait qu'il eût la tête coupée, que c'était lui qui avait donné ce bel exemple aux autres. Montatère ne se montre pas, quoique ce fût au Maréchal de Chastillon qu'il s'en fallût prendre. Le roi lui-même avait donné lieu à la terreur qu'on avait dans le pays, car il avait fait démeubler Chantilly qui a de bons fossés et qui est en deçà de la rivière.
(1) Père de l'auteur des mémoires, avait su se faire bien venir du roi Louis XIII et en avait obtenu différentes charges, entre autres, en 1620, la capitainerie des chasses de Halatte et de Chantilly. Il est résulté de cette aventure, entre les deux familles, d'un côté une rancune, de l'autre, une haine dont les Mémoires du duc de Saint-Simon témoignent surabondamment.

Cette colère dura deux jours, au bout desquels Sanguin, maître d'hôtel ordinaire, servit des poires, qu'ils avaient eu de Montatère. Le roi les trouva bonnes et demanda d'où elles venaient. " Sire, si on vous le disait, vous n'en voudriez manger ; mangez-en, on vous le dira ensuite. Le roi en mangea et les trouva excellentes. On lui dit alors qu'elles étaient de Montatère. Le roi dit qu'il fallait en demander des greffes. – M. d'Angoulême fit la paix de Montatère, à condition qu'il ne parlerait pas. En effet, le roi lui dit : " Montatère, je te pardonne, mais point d'éclaircissement, " et lui tourna le dos. – Il eût bien mieux fait, ou le cardinal pour lui, de chastier ceux qui s'enfuirent si vilainement de Paris : le chemin d'Orléans était couvert de carrosses " (1).
(1) Historiettes de Tallemant des Réaux, Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle, 2e édit. Montmerqué, II, 71, 72 et suivantes.

On ne dit pas qu'après cette gracieuse réconciliation, Isaac de Madaillan ait été se faire tuer pour le roi ou estropier comme l'avait fait son père. Cette façon d'agir, du reste, était bien dans le caractère de ce prince juste, mais inflexible, timide et morose, auquel Richelieu n'apprenait pas à aimer la noblesse, qui, peu d'années auparavant, malgré les supplications et la désolation universelles, avait fait décapiter le brave et sympathique Henri II de Montmorency (30 octobre 1632), puis le maréchal de Marillac ; qui, en 1627, avait fait inexorablement trancher la tête, pour s'être battu en duel, au comte de Boutteville et au comte de Chapelles et de même au comte de Châlais, en 1626 ; sans compter la tragique aventure du maréchal d'Ancre, en 1617.
Après le meurtre de ce dernier, la reine mère avait fait prier son fils de lui accorder une entrevue. Il la refusa. Décidée à se rendre à Blois, elle demanda à lui dire au moins adieu. Il consentit, à condition qu'il ne serait pas question de ce qui s'était passé. Mais ayant essayé de glisser un mot en faveur d'une des personnes compromises, le roi la quitta brusquement. Elle partit les yeux pleins de larmes.
Dans la circonstance que nous venons de rappeler plus haut, prise de Corbie par les Espagnols, la colère du roi Louis XIII, qui, du reste, n'était pas sans fondement, se manifesta d'une manière bien plus violente encore à l'égard du malencontreux commandant de la place, M. de Soyecourt (1), qui n'avait pas su défendre une ville réputée suffisamment forte et bien garnie. Son père y avait été tué en combattant. Lui, préféra capituler le 6 août 1636.
(1) Charles-Maximilien-Antoine de Belleforière, marquis de Soyecourt (prononcez Saucourt), comte de Tilloloy.

Prévenu qu'il allait être arrêté comme traître, il se hâta de passer en Angleterre. Il fut jugé par défaut et condamné par le roi en son conseil de guerre, " à être tiré avec quatre chevaux en la grand'place d'Amiens et démembré en quatre pièces, les quatre membres pendus et attachés à quatre potences, la tête fichée au bout d'une pique au-dessus de Pont-Saint-Pierre de cette ville, - en outre dégradé de noblesse lui et sa postérité, et ses armes brisées et rompues par la main de l'exécuteur de la haute justice, ses maisons abattues, rasées et démolies, ses bois de haute futaie coupés à hauteur d'homme… et sera mis en la ville de Corbie un pilier en pierre de taille, avec une table de cuivre, sur laquelle sera gravé le présent arrêté, fait au conseil de guerre du roi, Sa Majesté estant à Amiens, le 25 octobre 1636 Signé Louis. "
Heureusement pour le marquis de Soyecourt, après la mort de Louis XIII et de Richelieu, son procès put être révisé. A la suite d'une nouvelle information plus calme et plus impartiale, il fut trouvé beaucoup moins coupable qu'il ne l'avait paru d'abord, il fut acquitté et réhabilité. Il devint même chevalier des Ordres en 1661 et grand veneur de France en 1669. Il passait pour plus vaillant près des dames qu'il ne l'avait été contre les Espagnols, et c'est sur lui que Benserade fit le quatrain suivant :
Contre ce fier démon voyez-vous aujourd'hui
Femme qui tienne,
Et toutes cependant sont contentes de lui,
Même la sienne.
Les trois Madaillan dont nous venons successivement de relater l'histoire, Louis, Jean et Isaac, que les chroniqueurs n'appellent pas autrement l'un après l'autre que du nom de Montatère, paraissent avoir eu, tous les trois pour cette résidence une affection très grande. Ils y dépensèrent beaucoup d'argent, y bâtirent et y firent toutes sortes de perfectionnements et d'embellissements.
Louis de Madaillan fit élever le joli petit bâtiment aux trois dômes fantaisistes en pierre, dans le style de la Renaissance, que l'on appelle aujourd'hui l'orangerie ou l'ancienne volière, ce qui n'était autre, dans l'origine, qu'une de ces grottes artistiques dont Bernard Palissy, en ses théories, déclare qu'un jardin parfait et véritablement de bon goût ne peut absolument se passer.
L'Orangerie
Une grotte devait contenir, parmi force rocailles et coquillages de mer, des bassins, des jets d'eau et des cascades avec des niches présentant quelques divinités mythologiques. Tout cela se trouvait et se trouve encore dans la grotte de Louis de Madaillan qui est, comme de son vivant, précédée d'un parterre à arabesques et d'une terrasse bordée de larges balustrades à l'italienne dans le style de la renaissance.
Son fils, Jean de Madaillan, avant tout homme de guerre, qui devait consommer beaucoup de chevaux, fit construire les écuries, vaste bâtiment entièrement voûté en pierre de taille, long de vingt-cinq mètres, haut de six, divisé depuis en cinq compartiments pour les besoins du service (1).
(1) Il est à croire qu'il les établit sur des constructions plus anciennes ; car, au fond du grenier qui les recouvre, on aperçoit, creusée dans une vieille muraille, une petite porte en ogive. Au-dessous de cette porte pend un reste d'escalier de bois resté suspendu depuis des siècles au-dessus de souterrains qui s'enfoncent dans le rocher.

Isaac de Madaillan a surtout orné l'intérieur du château, a fait faire la grande cheminée de la salle d'armes en bois sculpté, peint et doré, et a décoré toute cette salle, non seulement les panneaux et les frises qui l'entourent, mais les poutres et les solives, qui sont apparentes, de charmantes arabesques en couleurs variés comme celles de la cheminée.

Cette cheminée a été exécutée par un architecte spécial alors fort à la mode, nommé J. Barbet, dont les dessin ont été gravés par Abraham Bosse lui-même et réunis en un volume dédié au cardinal de Richelieu (1). On la voit en ce recueil telle que l'a composée l'architecte, mais nue et non encore pourvue de la riche ornementation en grisaille, or et couleurs qu'y a ajouté le peintre chargé de la terminer.
(1) Livre d'architecture, autels et cheminées de l'invention et dessin de J. Barbet, gravés à l'eau-forte, par Abraham Bosse. Dédié à l'Eminentissime cardinal de Richelieu, 1633.

Abraham Bosse apparemment l'a trouvé à son goût, car il l'a utilisée en la plaçant dans une de ses gravures à personnages aujourd'hui si recherchées (tome II de son œuvre, série des Vierges sages et des Vierges folles). Elle y figure en un salon Louis XIII rempli de belles dames en toilettes de cette époque.
A Montataire, cette cheminée contient, dans sa partie supérieure, un tableau de Barthélemy Sorenger, peintre flamand, qui se rattache, par sa manière, à l'école de Fontainebleau, mais qui est très peu connu en France, ayant surtout travaillé à Rome pour le cardinal Farnèse et le pape Pie V, et à Vienne pour l'empereur Maximilien II, puis à Prague où il est mort en 1628 (1).
(1) Le musée de Vienne contient un certain nombre de ses œuvres.

Ce tableau tout mythologique, comme on les aimait en ce temps-là, représente une belle et blonde Vénus, au corps allongé, aux formes ondoyantes, aristocratiques, un peu maniérées, ainsi que les entendait l'école italienne du XVIe siècle.
Elle est mollement et gracieusement assise sur un trône de pourpre et d'or et à peine vêtue d'une gaze infiniment diaphane. Il fait si chaud dans l'Olympe ! Les amours l'environnent. Agenouillée devant elle, une esclave lui présente un plateau chargé de fruits. Deux autres femmes apportent des fleurs, des raisins, des friandises et un faune, des tourterelles.
Ce tableau a été gravé par Herman Miller et une épreuve de cette ancienne gravure est conservée aux archives de Montataire.
Comment Isaac de Madaillan a-t-il été amené à placer sur sa cheminée un tableau d'un peintre presque inconnu en France ?
Nous n'en savons absolument rien. Quelques personnes pensent que cette Vénus est une réminiscence de Diane de Poitiers.
D'autres, que le fruit qu'elle prend dans le plateau est une poire.
Les poires figurent, en très grand nombre, dans la décoration peinte de la cheminée. Ce ne sont que bouquets de poires enlacées par des nœuds de rubans, que guirlandes de poires sculptées avec quantité de fleurs de poirier.
Ce genre d'ornements était tout à fait à la mode à cette époque et on le retrouve partout. Seulement on le remarque davantage sur une cheminée construite par un seigneur qu'une poire a réconcilié avec son souverain courroucé.
Les armes écartelées de Madaillan et de Lesparre surmontent cette haute cheminée et figurent sur les poutres et aux quatre coins du plafond.
Malgré le prénom essentiellement huguenot d'Isaac que son père lui avait donné à sa naissance, le seigneur de Montataire se refit catholique comme l'avaient été ses aïeux, et fut inhumé dans l'église de Montataire, sur les colonnes et sur les contreforts de laquelle se trouvaient encore naguère ces mêmes armes de Madaillan, qui figurent sur la cheminée de la salle d'armes du château.
On a de lui, entre autres pièces, un acte revêtu de sa signature et de celle de tous les principaux notables de Montataire, confirmant les arrangements pris en assemblée générale du 9 octobre 1640.
Il mourut vers 1649.
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