Ici commence un nouveau roman. Nous sommes en 1694.
M. le Prince, Henri-Jules de Bourbon, fils du grand Condé, avait eu, en 1668, une fille de cette M
me de Marans, que M
me de Sévigné n'aimait pas, et qu'elle a immortalisée sous le nom de Mellusine (1).
(1) Françoise de Montalais, veuve de Jean de Bueil, comte de Marans, grand échanson de France.
Cette jeune fille, nommée Julie à son baptême, eût été appelée, si elle avait été légitime, M
lle de Bourbon ou M
lle d'Enghien, ou d'Anguien, comme on écrivait alors.
On arrangea un anagramme du nom d'Anguien, et on l'appela quelque temps M
lle de Guenany, ensuite M
lle de Chateaubriant (1).
(1) Des Montmorency qui le possédaient depuis le temps du connétable Anne, le domaine de Chateaubriand avait passé aux princes de Condé.
Elle avait été élevée à Maubuisson, puis placée à l'Abbaye-aux-Bois, puis amenée à Chantilly.
Le prince son père la fit légitimer, en 1693, à l'âge de vingt-cinq ans (1).
(1) Titres produits, dans ses Mémoires, par le marquis de Lassay, et Père Anselme, Généalogie hist. de la Maison royale de France.
On désirait beaucoup en faire une religieuse, mais elle ne s'en souciait pas le moins du monde.
Elle était jolie, spirituelle, sans l'ombre de cœur et très capricieuse.
Le marquis de Lassay, qui était lié avec les Conty, qui connaissait M. le Prince et M. le duc son fils, vit M
lle de Chateaubriant et ne manqua pas de se sentir amoureux.
Après avoir pris pour femme la fille d'un apothicaire, il se mit dans la tête d'épouser la fille d'un prince du sang royal, et commença à lui faire une cour assidue. Cela peut paraître bizarre. C'était, au fond, très logique. Il voyait, dans cette alliance, une brillante réhabilitation.
M. le Prince, qui savait le précédent mariage de Lassay, et qui était connu d'ailleurs pour la raideur de son caractère, ne voulait absolument pas entendre parler de ce projet, et se montra inexorable pendant deux ans.
Elle-même, après avoir encouragé ce soupirant et lui avoir même dit qu'elle l'aimait, répondait tantôt oui, tantôt non ; un jour, les choses semblaient marcher à souhait : le lendemain, tout était rompu. Lassay, quoique arrivé à un âge mûr, il avait quarante-deux ans en 1694, était, semble-t-il, redevenu véritablement amoureux. Il lui écrivait : "Il y a une bizarrerie dans votre humeur à laquelle il est impossible de résister ; je comptais de passer des jours heureux avec une personne qui m'aimait et que j'aimais plus que ma vie ; vous me forcez à perdre cette espérance ; je ne sais plus comme vous êtes faite, mais je sais bien que vous trouvez moyen de faire que c'est un malheur d'aimer et d'être aimé de la personne du monde la plus aimable ; il y a bien de l'art à cela. Qu'elle étoile est la mienne ! Pourquoi ne voulez-vous pas que nous soyons heureux ?"
Et plus loin : "Ne soyez pas surprise que je sois si maigre : soyez-le seulement de ce que je peux vivre".
De temps en temps, découragé, il s'en allait se confiner dans le Maine, en son château de Lassay.
Du fond de cette solitude, il lui écrivait : "Je suis ici dans un château au milieu des bois, qui est si vieux, qu'on dit dans le pays que ce sont les fées qui l'ont bâti. Le jour, je me promène sous des hêtres, pareils à ceux que Saint-Amant dépeint dans sa
Solitude ; et, depuis six heures du soir que la nuit vient, jusqu'à minuit qui est l'heure où je me couche, je suis tout seul dans une grosse tour, à plus de deux cents pas d'aucune créature humaine : je crois que vous aurez peur des esprits en lisant seulement cette peinture de la vie que je mène…"
Dans une autre lettre, il lui disait : "On est trop heureux de trouver une seule personne sur qui on puisse compter, et vous l'avez trouvée ; vous devez du moins en faire cas pour la rareté ; il me semble pourtant que vos lettre commencent à être bien courtes, et qu'elles ressemblent à celles que vous m'écrivez quand vous êtes désaccoutumée de moi ; vous avez un défaut effroyable, c'est que, dès qu'on vous perd de vue, vous oubliez comme une épingle un pauvre homme qui, tout le jour, n'est occupé que de vous".
Enfin, la duchesse du Maine ayant bien voulu s'en mêler avec le désir de faire réussir la chose, le 20 mars 1696, fut dressé le contrat de mariage de très haut et très puissant seigneur messire de Madaillan de Lesparre, marquis de Lassay, avec haute et puissante demoiselle Julie de Bourbon, fille naturelle et légitimée de très haut et puissant prince monseigneur Henri Jules de Bourbon, prince du sang et de lui autorisée, en présence et de l'agrément du Roi, de monseigneur le Dauphin et des princes et princesses de la maison royale, de M. de Montataire son père, et de M
me de Montataire sa belle-mère (1). Contrat passé par-devant, etc., notaires au Châtelet de Paris, 20 mars 1696.
(1) Tout à fait brouillé avec eux, Lassay les mentionne plus que sèchement en cet acte.
Cette union, tant désirée par Lassay, fut loin d'être pour lui sans nuages. Le lendemain des noces, sa nouvelle épouse lui déclara son intention de vivre indépendante.
Lassay lui écrivit, à cette occasion, une lettre sévère et fort digne, qui se trouve dans ses Mémoires.
Il vécut avec elle dans une certaine réserve, tout en paraissant avoir continué à éprouver pour elle de l'affection. Il disait d'elle : "Elle ne se confie à personne et livre sa pensée à tout le monde. Elle a l'esprit décisif, frivole et assez amusant".
Le poète Chaulieu, qui en était fort épris, et qui la rencontrait souvent dans la petite cour de M
me la duchesse de Bourbon, à Saint-Maur, lui adressait force poésies et pièces de vers.
M
me de Caylus raconte en ses Mémoires qu'un jour le marquis de Lassay, dans un salon, soutenant envers et contre tous la vertu sans tache de M
me de Maintenon, sa femme lui dit avec un magnifique aplomb : "Comment faites-vous, Monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ?".
Ce troisième mariage du marquis de Lassay l'avait, de nouveau, lancé dans le monde d'où il s'était exclu à la suite de son union avec Marianne.
"Très initié dans cette société de Chantilly, de l'Isle-Adam et de Saint-Maur (1), devenu allié des princes du sang et appartenant, dit Sainte-Beuve (2), du côté gauche, à la maison de Condé, Lassay passait sa vie dans la familiarité du plus grand monde ; s'il essuyait quelquefois la chanson et la satire, il les rendait bien. Tant qu'il eu un reste de jeunesse pourtant, il était mélancolique ; il se plaint de vapeurs, il a des rêves de roman et des soupirs d'ambition. Chaulieu, dans une pièce badine, nous le représente à Saint-Maur ayant l'air assez ennuyé, se frottant la tête et comme regrettant les coups de mousquet qui se donnent sans lui".
(1) Saint-Maur-des-Fossés, sur les bords de la Marne, derrière Vincennes, ancienne abbaye sécularisée en 1533, acquise par la princesse de Condé, née La Trémoille, rebâtie en château par Philibert Delorme, était une des résidences des princes de Condé.
(2) Un Figurant du grand siècle, étude par Sainte-Beuve.
Il nous a laissé du père de sa femme, M. le Prince (1), propre fils du grand Condé, un portrait étrange qu'il faut lire comme document émané de quelqu'un qui a connu très particulièrement le personnage dont il parle, mais en ayant soin de se rappeler qu'il avait eu beaucoup à se plaindre de lui : "M. le Prince n'a aucune vertu ; ses vices ne sont affaiblis que par des défauts, et il serait le plus méchant homme du monde s'il n'était pas le plus faible. Esclave des gens qui sont en faveur, tyran de ceux qui dépendent de lui, il tremble devant les premiers et persécutent sans cesse les autres… Souvent, il est agité par une espèce de fureur qui tient fort de la folie : ce ne sont quasi jamais les choses qui en valent la peine, mais les plus petites, qui causent cette fureur ; cela dépend de la situation où se trouve son esprit, et cela vient aussi de ce qu'il n'est point touché de ce qui est véritablement mal ; si bien qu'il ne regarde jamais les choses, mais simplement les personnes qui les ont faites ; et, si c'est quelqu'un qui lui déplaise, il grossit des bagatelles et en fait une affaire importante ; cependant, il est si faible et si léger que tout cela s'évanouit, et il ressemble assez aux enfants qui font des bulles de savon.
(1) Henri, Jules de Bourbon, prince de Condé, né le 29 juillet 1643, mort le 1er avril 1709.
"Quand sa fureur l'agite, ceux qui ne le connaissent point et qui l'entendent parler croient qu'il va tout renverser, mais ceux qui le connaissent savent que ses menaces n'ont point de suite et que l'on n'a à appréhender que les premiers mouvements de cette fureur ; ce n'est pas qu'il ne soit assez méchant pour faire beaucoup de mal de sang-froid, mais c'est qu'il est trop faible et trop timide, et on ne doit craindre que le mal qu'il peut espérer de faire par des voies détournées, et jamais celui qui se fait à force ouverte…
"Il est avare, injuste, défiant au-dessus de tout ce qu'on peut dire, il ne peut pas souffrir que deux personnes parlent bas ensemble, il s'imagine que c'est de lui et contre lui qu'on parle…
"Toutes les charges de sa maison sont vacantes, il n'y a plus ni grandeur ni dignité ; son avarice et son incertitude en sont cause ; il n'est magnifique qu'en secrétaires, dont il a dix-huit ou vingt ; il est, tout le jour, enfermé sous je ne sais combien de verrous avec quelqu'un de ses secrétaires ; et ceux qui ont affaire à lui, après avoir cherché longtemps, trouvent à peine dans une garde-robe quelque malheureux valet de chambre, qui souvent n'oserait les annoncer, si bien qu'ils sont des deux et trois mois sans lui pouvoir parler ; sa femme et ses enfants n'oseraient pas même entrer dans sa chambre qu'il ne leur mande…
"Il a des biens immenses et Chantilly, c'est-à-dire la plus belle demeure du monde ; il trouve le moyen de ne jouir de rien de tout cela et d'empêcher que personne n'en jouisse… Il aime mieux y vivre sans aucune considération que d'assembler le monde et les plaisirs dans des lieux enchantés où il serait avec dignité…
"Voilà le portrait de M. le Prince. Ceux qui ne le connaissent pas croiront, en le lisant, que la haine en a tracé les traits ; mais ceux qui le connaissent sentiront à chaque mot que c'est la vérité : cette même vérité me va faire dire le bien qui est en lui".
Alors, après cette diatribe, il le loue, non de ses vertus puisqu'il ne lui en reconnaît aucune, mais de quelques qualités incontestables, de son esprit, de sa pénétration, de l'exquise urbanité de ses manières et de la politesse de son langage.
Saint-Simon a tracé du même prince un portrait qu'il n'est pas sans intérêt de placer à la suite de celui fait par le marquis de Lassay.
"C'était un petit homme, très mince, très maigre, dont le visage, d'une petite mine, ne laissait pas que d'imposer par la force et l'audace de ses yeux… Personne n'a plus d'esprit, ni rarement tant de savoir… Jamais encore une valeur plus franche et plus naturelle, ni une plus grande envie de bien faire…
"Il se tenait toujours enfermé chez lui et presque point visible, à la Cour comme ailleurs, hors le temps de voir le roi et les ministres, s'il avait à parler à ceux-ci, qu'il désespérait alors par ses visites allongées et redoublées. Il ne donnait presque jamais à manger et ne recevait personne à Chantilly, où son domestique et quelques jésuites savants lui tenaient compagnie ; très rarement d'autres gens ; mais quand il faisait tant que d'y en convier, il était charmant. Personne au monde n'a jamais si parfaitement fait les honneurs de chez soi, jusqu'au moindre particulier, ne pouvait être si attentif. Aussi cette contrainte, qui pourtant ne paraissait point, car toutes ses politesses et ses soins avaient un air d'aisance et de liberté merveilleux, faisait qu'il n'y voulait personne.
"Chantilly était ses délices. Il s'y promenait toujours suivi de plusieurs secrétaires avec leur écritoire et du papier, qui écrivaient à mesure ce qui lui passait par l'esprit pour raccommoder et embellir. Il y dépensa des sommes prodigieuses, mais qui ont été des bagatelles en comparaison des trésors que son petit-fils y a enterrés et des merveilles qu'il y a faites" (1).
(1) Mémoires de Saint-Simon, t. IV.
C'est lui qui bâtit l'église de Chantilly.
Passionné pour la chasse, comme tous ceux de sa race, il lui revenait par moments, en ses vieux jours, des réminiscences de scènes cynégétiques auxquelles il avait si souvent assisté dans la forêt, et, pris d'une sorte d'hallucination, il se mettait alors, sans pouvoir s'en empêcher, à imiter bruyamment l'aboiement des chiens. Il mourut en 1709.
Le portrait de son fils, appelé M. le Duc (1), demi-frère de la marquise de Lassay, est plus étrange encore :
(1) Louis, duc de Bourbon, né le 11 octobre 1668.
"C'était un homme très considérablement plus petit que les plus petits hommes, qui sans être gras était gros de partout ; la tête grosse à surprendre et un visage qui faisait peur. On disait qu'un nain de M
me la Princesse en était cause. Il était d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avait peine à s'accoutumer à lui. Il avait de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente éducation, de la politesse et des grâces même quand il voulait, mais il voulait très rarement… Il avait toute la valeur de ses pères et avait montré de l'application et de l'intelligence à la guerre ; il en avait aussi toute la malignité et toutes les adresses…
"Sa férocité était extrême et se montrait en tout… Des plaisanteries cruelles en face emportaient la pièce et ne s'effaçaient jamais… Quiconque aura connu ce prince n'en trouvera pas ici le portrait chargé" (1).
(1) Saint-Simon, Mémoires, V, p. 164.
Le duc de Bourbon mourut en 1710, un an à peine après son père.
Sa demi-sœur, la marquise de Lassay, mourut presque en même temps que lui, le 10 mars 1710 (1), âgée de quarante-trois ans, et son mari la fit inhumer au prieuré de Lassay, diocèse du Mans.
(1) Père Anselme, Généalogie histor. de la Maison royale de France, t. I, p. 168.
Bien qu'elle l'eût fait beaucoup souffrir, il paraît l'avoir sincèrement regrettée.
Il avait d'elle une fille qui fut placée fort jeune au couvent. Tenant de son père un caractère indiscipliné et de sa mère une tête vive et un peu folle, elle s'y ennuyait horriblement et suppliait le marquis de Lassay de l'en retirer.
Il lui écrivait : "Plût à Dieu que votre bonheur dépendît de moi ! Vous n'auriez rien à souhaiter ; mais il ne dépend que de vous et
j'ai peur qu'il ne soit en de bien mauvaises mains".
On la maria, le 21 février 1715, à Simon Gabriel, comte d'O, mestre de camp. Elle mourut le 2 octobre 1723, laissant elle-même une fille qui fut mariée au duc de Villars-Brancas. La noce se fit chez M
me la duchesse.
Marié trois fois, le marquis de Lassa y avait eu un enfant de chacune de ses trois femmes. Nous venons de parler de la fille la plus jeune.
L'aînée, Marie-Constance-Adélaïde de Madaillan, fille du marquis de Lassay (alors marquis de Montataire) et de M
lle Sibour, fut mariée en 1690 à Gaspard Alexandre, comte de Coligny, le dernier de cette illustre maison qui subsistait depuis sept siècles. Il était le huitième descendant de Guillaume, seigneur de Coligny, bisaïeul de l'amiral duquel la descendance directe avait fini en 1649 avec Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, arrière-petit-fils de l'amiral, et avec cette excentrique Henriette de Coligny qui, mariée au comte de la Suze, "tout borgne, tout ivrogne, tout endetté", suivant Tallemant des Réaux (1), protestante comme lui, non contente d'obtenir la séparation d'avec son mari en ce monde, s'était faite catholique pour ne pas risquer, disait-elle, de le retrouver dans l'autre. Il mourut sans enfants, le 14 mai 1694, quatre ans seulement après son mariage avec la fille du marquis de Lassay (2).
(1) Historiettes, t. V, p. 210.
(2) Moreri, II, 937. Père Anselme, Duchesne, Bouchet, Hist. de la Maison de Coligny.
On a, au sujet de ce mariage, deux lettres échangées entre le comte de Bussy et le comte de Coligny lui même :
"Du comte de Bussy au comte de Coligny sur son mariage avec M
lle de Lassay. - Chaseu, ce 18 mars 1690. Je vous ai déjà témoigné en d'autres rencontres, Monsieur, que l'alliance et l'amitié qui étaient entre feu Monsieur votre père et moi m'obligeraient toute ma vie à prendre part à ce qui vous arriverait. Le sujet du compliment que je vous fais aujourd'hui me lie encore plus à vous.
"Vous prenez une femme dans une maison où j'ai mis ma fille (1) ; vous voyez bien que ce redoublement de parenté nous doit encore unir davantage.
(1) Louise-Marie-Thérèse de Rabutin, mariée, en 1682, au marquis de Montataire, père du Marquis de Lassay, et auquel a été consacré le chapitre précédent.
"Pour vous parler maintenant de la grandeur de cet établissement, je vous dirai qu'il n'y a point d'officier de la Couronne qui ne fût bien heureux de trouver un aussi grand parti pour la naissance et pour le bien que celui que vous rencontrez. Je ne vous dis rien du mérite de la personne ; cependant, j'ai ouï parler d'elle comme d'une des plus jolies filles de France. Bien de l'esprit et beaucoup d'agrément ne gâtent pas un ménage.
"Encore une fois, mon cher cousin, j'en suis ravi".
Réponse du comte de Coligny au comte de Bussy.
"Paris, 28 mars 1690. - Je vous suis très obligé, Monsieur, de l'honneur que vous m'avez fait et de la part que vous avez prise à mon mariage. Je suis bien aise que l'ayez approuvé et d'être rentré de nouveau dans votre alliance par l'honneur que j'ai d'être bien proche de Madame votre fille. C'est une personne d'un si grand mérite qu'on ne la saurait connaître sans l'estimer. Pour moi je la respecte infiniment ; elle a si bien usé dans cette occasion que j'en aurai, toute ma vie, de la reconnaissance.
"Je vous supplie, mon cher cousin, de me continuer toujours vos bonnes grâces. Je vous le demande avec instance et de me croire, etc." (1).
(1) Recueil des lettres de messire de Rabutin, comte de Bussy, lieutenant général, etc. Paris, 1727, t. VII, p. 105 et 106.
De son mariage avec la belle Marianne, le marquis de Lassay avait eu un fils, Léon de Madaillan-Lesparre, comte de Lassay, dont nous aurons occasion de parler plus loin.
A l'époque où nous sommes arrivés, Marianne était morte depuis environ vingt ans. On avait oublié cette romanesque histoire dans le monde, mais non dans la famille, et les suites et conséquences indirectes de cette lointaine aventure abreuvaient d'amertume l'existence du marquis de Lassay.
Dans son mécontentement son père ne parlait de rien moins que de vendre Montataire, domaine que Lassay aimait, dont il avait lui-même porté le nom et auquel il tenait comme ayant été depuis près de trois cents ans dans sa famille. Pour punir son fils, le vieux marquis de Montataire, veuf et arrivé à un âge fort mûr, avait, ainsi que nous l'avons dit, imaginé de se remarier et avait épousé la fille du comte de Bussy.
Cette dame, dont nous avons vu qu'il est plus d'une fois question dans les lettres de M
me de Sévigné, avait de l'esprit mais une humeur ambitieuse et tracassière. Son occupation favorite était de suivre les procès et de les gagner. Elle en avait avec tout le monde. Il eût manqué quelque chose à son bonheur si elle n'en avait pas conduit un contre son beau-fils.
Celui-ci, à une époque où il avait signé tout ce que l'on avait voulu, pour épouser celle qu'il aimait et adoucir le ressentiment de son père, avait souscrit des engagements dont le résultat était de le priver d'une partie de la fortune de sa mère la feue marquise de Montataire, née de Sainte-Croix.
Pour comble de malheur, sa belle-mère, la marquise actuelle, était parvenue, on ne sait comment, à enrôler sous sa bannière la fille même du marquis, la comtesse de Coligny ; de sorte que cet infortuné Lassay, qui avait horreur des affaires, se voyait obligé de batailler en même temps à coups de réquisitoires et contre sa belle-mère et contre sa propre fille !
Ses Mémoires sont remplis de doléances et de lamentations à ce sujet.
L'affaire était très compliquée, paraît-il, à cause des signatures données jadis par Lassay. Elle fut évoquée au Conseil du Roi et dura jusqu'en l'année 1711, époque où l'on ne trouva d'autre moyen d'en sortir que de marier ensemble les héritiers des deux parties, à savoir, d'une part, Léon de Madaillan, comte de Lassay, fils du marquis, et de l'autre sa toute jeune tante, Reyne de Madaillan, propre fille de Louis de Madaillan, marquis de Montataire, et de la terrible Marie-Thérèse de Rabutin.
Pendant le cours de cet ennuyeux procès, le marquis de Lassay était allé demander à l'amitié les consolations que lui refusaient les affections de famille.
Il y avait, au haut du faubourg Saint-Germain, une assez grande dame très connue par sa beauté, son esprit, son goût pour les arts. C'était Jeanne d'Albert de Luynes, petite-fille du célèbre connétable, sœur de Mmes de Cessac et de Bournonville, veuve du comte de Verrue, auquel elle avait été mariée à treize ans (1). Saint-Simon a fait d'elle un aimable portrait. C'est elle qu'on appelait la dame de volupté !
(1) Née en 1670, fille de Louis-Charles, duc de Luynes, et d'Anne de Rohan, mariée, en 1683, à Joseph Scaglia, comte de Verrue, gentilhomme piémontais, qui fut maréchal de camp au service de France, et périt, en 1704, à la bataille d'Hochstædt ; elle fut aimée du duc de Savoie, et à l'aide de son frère, s'enfuit à Paris en 1700. Elle se tint d'abord dans un couvent, puis, prit maison à elle.
Elle possédait, à l'angle de la rue du Regard et de la rue du Cherche-Midi, un hôtel, qu'elle se plut à remplir de riches objets d'art et de tableaux d'élite des écoles flamande, italienne et espagnole.
Le marquis de Lassay était un des assidus de son salon. Elle avait reconnu son mérite, plaint ses ennuis, et admiré son goût parfait et expérimenté pour les arts.
Elle lui légua, en mourant, cette riche collection (1). D'un autre côté, le marquis de Lassay avait eu occasion de voir souvent, à la petite cour de Saint-Maur, la duchesse de Bourbon, femme de M. le duc. C'était l'ex-Mademoiselle de Nantes, fille de Louis XIV et de M
me de Montespan. Elle avait été mariée non pas même à treize ans comme Jeanne de Luynes, mais à onze ans, et n'en avait que trente-six quand elle devint veuve et douairière en 1710.
(1) On en trouve l'indication dans Germain Brice, Description de Paris, 9e édit., IV, p. 143.
Maîtresse d'elle-même si jeune, à la tête d'une énorme fortune, vive, enjouée (1); au parler leste, mais supérieure aux séductions de l'amour et ayant en horreur les orgies de la régence aussi bien que les cabales de la politique, elle aimait par-dessus tout les bonnes causeries du coin du feu, et ne détestait pas les conseils quand ils étaient conformes à ses goûts.
(1) Il existe un joli portrait d'elle dans la collection de Chantilly. Elle a les yeux vifs et animés, la figure ronde, gaie, presque enfantine.
Le marquis de Lassay avait été auprès de sa dernière femme à une assez rude école et il savait par cœur tout ce que l'on peut attendre d'une imagination fantasque et capricieuse, tout ce que l'on peut pardonner.
Il avait de plus cette expérience sûre qui résulte de la longue connaissance des hommes, du commerce avec les femmes les plus distinguées, des adversités de la vie, de l'habitude des cours, joints à beaucoup de bon sens et de réflexion.
Il était l'homme qu'il fallait à la duchesse, non pas seulement pour lui donner la réplique dans ses conversations fantaisistes, mais pour la guider et conseiller en toutes choses.
On ne doit pas oublier aussi qu'il était un peu son beau-frère.
Ce fut lui qui lui suggéra la pensée d'acheter les vastes terrains qui s'étendaient sur la rive gauche de la Seine, de la rue de Bourgogne à l'esplanade des Invalides, en face de ce qui devait devenir plus tard la place Louis XV (1) et d'y construire un magnifique palais à l'italienne avec jardins, terrasses et pièces d'eau, pour remplacer l'ancien hôtel de Bourbon, demeure un peu triste, située, comme nous l'avons dit, rue de Vaugirard, aux lieux où l'on a bâti depuis l'Odéon.
(1) La place Louis XV, aujourd'hui de la Concorde, ne date que de 1763.
A côté de ce grand et fort beau palais, il se fit arranger pour lui-même (absolument comme le cardinal de Richelieu qui avait placé le
Petit Luxembourg à côté du
Grand Luxembourg, bâti par sa protectrice la reine Marie de Médicis), un charmant petit hôtel donnant également sur la Seine, qu'il orna avec beaucoup
de goût et dans lequel il plaça la précieuse galerie de tableaux léguée par M
me de Verrue.
Voltaire a fait l'éloge de cet élégant hôtel et en a admis l'architecte dans son Temple du goût.
Le proche voisinage des deux palais donna naturellement prise à la médisance. - Mais il est à observer qu'ils ne furent achevés qu'en 1725, et que, quand la duchesse et le marquis en prirent possession, ils avaient, lui soixante-seize ans, elle plus de cinquante.
En 1711, il avait obtenu pour le nom de Madaillan l'érection d'un comté qu'il transmit à son fils, lequel paraît avoir hérité de la bienveillance de la duchesse sa voisine. En 1724, le marquis de Lassay fut nommé chevalier des ordres du roi (c'est-à-dire Grand-Cordon bleu), chose qu'il avait vivement désirée depuis longtemps.
Cette même année, il eut la douleur de perdre une amie sincère et dévouée dans la personne de M
me de Bouzoles, fille de M. Colbert de Croissy et sœur de M. de Torcy et de l'évêque de Montpellier (1).
(1) Elle avait épousé un gentilhomme d'Auvergne peu connu. Saint-Simon (I, p. 90) dit qu'elle était très laide, avait infiniment de grâce et d'amusement dans l'esprit. Elle faisait des chansons comme Mme la duchesse, qui l'avait prise en grande affection.
Il écrivait alors, avec tristesse et découragement : "Je n'ai plus personne qui m'aime par préférence à tout ce qu'il y a dans le monde et que j'aime de même, à qui je puisse dire tout ce que je pense et les jugements que je fais des personnes et des choses qui se présentent à mes yeux et à mon esprit ; je perds une amie avec qui je passais ma vie".
Bolingbroke, dans une lettre à M
me de Villette (lady Bolingbroke), a parlé mieux que personne de Lassay arrivé à la grande vieillesse et il en a fait le portrait le plus souriant. "Que j'aurais mangé avec plaisir, écrit-il, de ce potage aux choux chez le plus aimable homme du monde ! un discernement juste, une humeur douce et aisée, un bon esprit éclairé par un grand usage du monde, et cultivé par beaucoup de lecture ; un cœur qui ne respire que l'amour et qui est rempli de courage ; cette sagesse que l'expérience donne et qui est le partage de la vieillesse, accompagnée de la vivacité et de la gaieté de la jeunesse ; tout cela forme un caractère unique, et tout cela se trouve en M. le marquis de Lassay, que je vous prie d'embrasser tendrement pour moi".
Lassay, tout en s'en faisant honneur, reconnaissait que ce portrait était flatté, et il répondait au peintre par un mot du maréchal d'Ancre : "Tu me flattes, mais ça me fait plaisir". (
Tu m'aduli, ma mi piace) (1).
(1) Sainte-Beuve, Marquis de Lassay.
De 1730 à 1738, il fit imprimer, dans son propre hôtel, ses Mémoires qu'il a intitulés simplement :
Recueil de différentes choses (1).
(1) L'édition originale de ce singulier ouvrage a été tirée à quelques exemplaires seulement, comme le marquis de Lassay le dit en son introduction, et est à peu près introuvable. On en conserve dans la bibliothèque de Montataire un bel exemplaire qui contient, à la suite de l'avertissement, quelques lignes très caractéristiques ajoutées par l'auteur. Dix-huit ans après la mort du marquis, en 1756, on a fait de ce livre une seconde édition, imprimée en 4 volumes in-12, qui sont devenus assez rares eux-mêmes.
C'est en effet un recueil un peu confus et disposé sans beaucoup d'ordre, mais aussi sans prétention, de tout ce qu'il a eu occasion d'écrire dans sa longue existence et de ce que lui rappellent ses principaux souvenirs.
On trouve de tout là dedans, des récits de campagnes militaires, des mémoires de procès, d'interminables séries de lettres d'amour, des portraits bien étudiés, beaucoup de pensées dont plusieurs méritent d'êtres citées :
- "Il y a des gens qui ne pensent qu'à proportion de ce qu'ils sentent, et il semble que leur esprit ne sert qu'à démêler ce qui se passe dans leur cœur ; ces gens-là, qui sont toujours vrais, ont quelque chose de naturel qui plaît à tout le monde".
- "Dans les provinces, un fanfaron qui bat les paysans et qui a des procès avec tous ses voisins, surtout s'il est grand et fort, est craint de tout le monde et ils lui croient un courage infini, et en même temps ils s'imaginent qu'un homme doux et simple est un poltron et ils sont toujours prêts à l'attaquer et à lui faire des injustices".
- "Un homme qui a de l'esprit, est plus aimable à la campagne qu'ailleurs ; on lui trouve la tête débarrassée des affaires et des intrigues du monde ; il est affamé de conversation, et son esprit, qui est reposé et rempli de mille réflexions qu'il a faites, est plus vif qu'à l'ordinaire".
- "On serait trop heureux si on pouvait passer sa vie avec cinq ou six personnes sur qui on pût compter pour toujours et qui penseraient à peu près comme nous, jouissant, l'hiver, des spectacles à Paris, et, l'été, des beaux jours à la campagne, sans affaires, sans ambition, avec un bien raisonnable …".
- "Etes-vous heureuse, c'est-à-dire
aimée autant que vous méritez de l'être ? Il n'est point de bonheur sans cela".
- "L'usage du monde corrompt le cœur et perfectionne l'esprit".
- "La plupart des connaissances qu'on a sont nos véritables ennemis ; car, pour l'ordinaire, ce ne sont pas les hommes avec qui nous ne vivons point qui nous font du mal".
- "Je ne suis pas persuadé qu'il faille s'affliger de voir les premières places occupées par des gens qu'on a lieu de croire qui valent moins que nous. Tout au contraire, il me paraît que c'est un sujet de consolation ; car si on les donnait toujours au mérite, ceux à qui on n'en donnerait pas n'auraient qu'à s'aller pendre".
- "Les plus grands honneurs sont trop achetés par la perte de la liberté ; à plus forte raison on ne doit pas chercher les médiocres qui ne peuvent convenir qu'aux gens qui le sont aussi. Une extrême ambition, ou une entière liberté peuvent seules remplir le cœur d'un honnête homme".
Chamfort qui poussait parfois au noir et à l'exagération, a écrit dans ses notes, "que M. de Lassay, homme très doux, mais qui avait une grande connaissance de la société, disait qu'il faudrait avaler un crapaud tous les matins pour ne trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée quand on devait la passer dans le monde".
Le marquis de Lassay n'a dit cela qu'à l'époque des honteux tripotages de M
me de Prie, et à ce moment, le mot, véritablement, n'était pas trop fort.
Citons encore quelques-unes des dernières pensées consignées dans le
Recueil de différentes choses :
- "On devrait pleurer la perte d'un goût ; c'est un des grands maux que les années nous apportent. Elles nous laissent une vie aussi triste et aussi décharnée que notre corps".
- "Je voudrais bien être assez jeune pour être surpris de l'histoire que vous me mandez, mais je connais trop les femmes pour être étonné de ce qu'elles font. Ce n'est point leur faute, c'est la nôtre de les prendre si sérieusement. Elles sont jolies, elles sont faites pour le plaisir et pour l'amusement ; il ne faut pas leur en demander davantage".
- "Il est bien triste de n'apprendre ces choses qu'à un âge que je n'oserais plus avouer. Hélas ! quand on commence à ne plus rêver, on est prêt à s'endormir pour toujours".
- "Je m'en irai sans avoir
déballé ma marchandise ; et, comme on ne m'a jamais mis en œuvre, on ne saura point si j'étais propre à quelque chose ; je ne le saurai pas moi-même".
Terminons ces citations par une prière touchante dans laquelle, arrivé à ses derniers jours et rassemblant ses meilleurs souvenirs, le vieux gentilhomme s'adressait avec cœur aux trois femmes qu'il avait le plus aimées en y comprenant cette Julie que, malgré ses caprices, il n'oublia jamais :
"Ma chère
Marianne, ma chère
Julie, ma chère
Bouzoles, priez mon Dieu pour moi ! Etre des Etres, ayez pitié de ces chères femmes, écoutez leurs prières, et faites-moi la grâce de les revoir quand j'aurai accompli les jours que vous voulez que je passe sur la terre ; mais, mon Dieu, donnez-moi, non pas ce que je souhaite, mais ce que vous savez qui m'est nécessaire et que vos ordres éternels s'accomplissent ! ".
Le marquis de Lassay mourut le 21 février 1738, âgé de quatre-vingt-six ans.
Son fils, Léon de Madaillan-Lesparre, comte de Lassay, avait commencé à servir dès 1696, c'est-à-dire à l'âge de dix-neuf ans ou vingt ans ; il fut fait prisonnier à la bataille d'Hochstedt, en 1704.
Colonel du régiment d'Enghien, puis brigadier des armées du roi le 1er février 1719, il avait épousé, comme nous l'avons vu, sa jeune tante, Reyne de Madaillan, fille du marquis de Montataire.
Sa grand'tante, Marie-Anne Vipart de Silly, morte en 1747 à l'âge de quatre-vingts ans, qui était fort riche, ayant réuni sur sa tête presque tous les biens de sa famille, le fit son héritier. Mais il mourut sans postérité en 1750 et toute sa fortune passa aux deux fils du duc de Lauragais, petits-fils de sa sœur et par conséquent ses arrière-neveux.
Sa sœur, la comtesse d'O, avait hérité du charmant palais bâti par le marquis de Lassay. Elle le légua à sa fille unique, mariée au duc de Brancas-Lauragais.
Vers 1770, Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, en fit l'acquisition pour le réunir au palais principal et le trouva si commode et si bien compris qu'il se mit à l'habiter, de préférence au grand palais Bourbon.
Quand le prince de Condé revint en 1814, il trouva le grand palais en partie démoli, reconstruit, transfiguré et nationalement occupé. Mais le petit existait encore et s'était conservé assez intact. Il l'habita jusqu'à sa mort, en1818, et après lui son fils, l'infortuné père du duc d'Enghien, jusqu'en 1830.
Ce palais est charmant. Il est tout lambrissé dans le style Louis XV le plus élégant, avec une ravissante vue sur la Seine, les Champs-Elysées et la place de la Concorde.
Tout le monde sait que c'est aujourd'hui le palais de la présidence de la Chambre des Députés.
Quant au grand palais Bourbon, qui avait été confisqué en 1791, il avait d'abord été remplacé par une grande salle de séances destinée à l'assemblée des Cinq-Cents (1795-1798).
On conserva à peu près intactes les importantes dépendances de la cour d'honneur qui s'ouvre sur la place de Bourgogne, et l'on construisit, du côté opposé, en 1807, la façade à colonnes corinthiennes faisant face à la Madeleine, qui forme un si beau fond de décor à la place de la Concorde et dont le seul défaut est d'offrir un magnifique portique par lequel on n'entre pas, un superbe escalier par lequel on ne monte jamais, un temple comme ceux de Rome et d'Athènes, mais sans divinité.
Puisse du moins, puisque c'est un temple grec, l'esprit de Minerve, la belle déesse de la
Sagesse, le hanter quelque fois !