Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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HUGUES DE CLERMONT
SEIGNEUR DE MONTATAIRE

Dans le courant du onzième siècle, en l'an mil…, Marguerite, troisième fille de Hilduin IV, comte de Roucy, petite-fille par sa mère Alix, de Hedwige, comtesse de Hainaut, propre sœur du roi Robert, épousa Hugues, Comte de Clermont en Beauvaisis (1).
(1) Tertia nomine Margarita nupsit Hugoni comiti Claramontensis… (Moine Herman. Opera Guib. de Novig., ch. 2, p. 528).

Le roi, à l'occasion de ce mariage, lui abandonna les domaines de Creil, de Montataire et de Luzarches (1).
(1) Manuscrits de D. Grenier, I. 168, p. 79. - Chronic. Alberici. Rec. des Hist. de Fr., XII, p 691. – Geneal. reg. francorom. Rec. des Hist. de Fr., XIV, p.7.

C'est ainsi que Montataire passa du domaine royal dans celui des comtes de Clermont.
L'origine de ces premiers Clermont se perd, comme on dit, dans la nuit des temps, c'est-à-dire qu'en remontant au delà de Renaud 1er, père de Hugues, on ne voit plus clair dans leur généalogie, par suite de l'insuffisance de documents écrits, si rare en cette époque reculée. Mais l'alliance avec une personne de sang royal prouve qu'ils étaient, dès lors, très bien posés. Tout porte à croire qu'ils appartenaient soit à la grande maison de Breteuil, soit à celle de Dammartin (1).
(1) Dom Grenier. T. 168. – Mém. de Cayrol, p. 16. – Comte de Luçay : Le comté de Clermont, p. 5.

Clermont, qui n'était d'abord qu'un simple fief, paraît avoir pris son premier grand accroissement par l'annexion de morceaux des comtés de Beauvais et de Breteuil, à l'époque où Eudes II, comte de Blois, donna à son frère Roger, évêque de Beauvais, le comté de Beauvaisis en échange de celui de Sancerre, c'est-à-dire vers 1015 (1).
(2) Dom Grenier. – Chron. de Thevet (1182). – Chron. Alberici. Hist. Fr., X, 288, A.

Hugues, avant de succéder à son père et d'être seigneur de Clermont, s'appelait de Mouchy, du nom d'un domaine qu'il possédait.
Quelques historiens confondent ce Mouchy avec Mouchy-le-Châtel, apanage actuel des Noailles. C'était un tout autre Mouchy, dépendant de Clermont, situé non loin de Creil et de Montataire, et que l'on appelle aujourd'hui Monchy-Saint-Eloi.
Les fils et petits-fils aînés de Hugues ayant été comtes de Clermont, plusieurs chroniqueurs (1) lui confèrent ce même titre. Mais il ne paraît pas l'avoir porté de son vivant. On ne retrouve pas cette qualification dans les chartes assez rares qui nous restent de lui (2). Les titres qui lui sont attribués, à partir de son mariage avec Marguerite et du nouvel accroissement apporté à ses domaines par la munificence royale, sont ceux de seigneur de Creil, de Gournai-sur-Aronde, de Montataire et de Luzarches (3).
(1) Moine Herman, texte précité ; Albéric, de Trois-Fontaines. Rev. Fr. script., t. XI, p. 359, etc.
(2) Notamment dans la donat. de l'égl. de Breuil-le-vert, vers 1100. Louvet. Hist. de Beauvais, T. I, p. 652.
(3) D. Grenier, T. 168.

Un incident relatif à ce dernier fief attira sur Hugues de Clermont l'attention publique et a été cause qu'il figure dans l'histoire en des circonstances relatées en grand détail par Suger (1).
(1) Vita Ludovici VI.

Tout ce qui concerne celui qui fut, par donation royale, premier seigneur de Montataire a trop d'intérêt à nos yeux pour que nous ne reproduisions pas avec le plus grand soin ce que raconte à son sujet le fidèle historien de Louis le Gros (1).
(1) On sait que Suger, né en 1082, mort en 1152, abbé, c'est-à-dire quasi souverain de l'abbaye Saint-Denis, fut pendant presque toute sa vie conseiller intime du roi Louis VI, dit le Gros, dont il écrivit l'histoire.
Homme d'Etat instruit, habile, très dévoué, il contribua beaucoup par son influence à la grande œuvre française, l'unité du pays. Ce fut lui qui fit bâtir la magnifique basilique de Saint-Denis, dans laquelle, pour la première fois, on employa l'ogive et les vitraux de couleurs.

Hugues avait eu huit enfants de son union avec Marguerite de Roucy. Il avait marié une de ses filles, nommée Emma ou, comme on disait alors, Emme, à Mahy ou Mathieu, comte de Beaumont-sur-Oise, et lui avait constitué en dot la moitié de la châtellenie de Luzarches, laquelle comprenait alors deux fiefs distincts, se réservant l'autre moitié pour lui-même.
Ce Mathieu de Beaumont était d'humeur inquiète et entreprenante. En l'année 1090, on le voit engagé dans une guerre féodale contre Robert de Bellesme. En 1097, il était prisonnier des Anglais. En 1101, on le retrouve mêlé à une querelle fort grave, à main armée, débattue entre Bouchard III de Montmorency et l'abbaye Saint-Denis, laquelle était défendue par le roi Louis le Gros lui-même, que son père venait d'associer à la couronne (1). Enfin, 1102, brouillé, bien entendu, depuis longtemps avec son beau-père (2), le sachant d'un tempérament peu énergique et le voyant d'ailleurs tout à fait affaibli par l'âge, il s'empara de la seconde partie de la châtellenie de Luzarches, qui ne lui appartenait pas, et refusa absolument de la rendre à son légitime propriétaire.
(1) Louis VI, fils de Philippe Ier, né en 1078, associé à la couronne en 1100, mort en 1137.
(2) Longo animi rancore. (Suger. Vita Ludov.)

Le vieux Hugues, qui était d'un caractère doux, simple, irrésolu (1), désolé de l'aventure ne sachant comment avoir raison du violent sire de Beaumont, s'en alla trouver le roi.
(1) Virum nobilem sed mobilem et simplicem. (Suger, 248).

"... Très cher sire, lui dit-il, c'est de vous que je tiens cette terre. J'aime mieux vous la voir reprendre que de la laisser au pouvoir d'un tel gendre" (1).
(1) Malo, inquit, charissime domine, te terram totam meam habere, quia à te eam habeo quam gener meus degener hanc habeat. (Suger.)

J'emprunte les détails de ce récit, premièrement à Suger ; secondement aux Grandes Chroniques, chapitre : Du Contens (contestation) qui mut entre le comte de Clermont et Mahy le comte de Beaumont", écrites en vieux français ; troisièmement, à un ouvrage écrit, au contraire, en bon français moderne, par un historien archiviste dont nous avons à regretter la perte toute récente (1).
(1) Douët d'Arcq. Recherches historiques et critiques sur les anciens comtes de Beaumont.

Le roi, touché des plaintes de son vieux parent, assigna le comte Mathieu à venir s'expliquer, et, sur son refus, marcha contre lui à la tête d'une petite armée, assaillit le château de Luzarches, le prit et le remit aux mains de Hugues de Clermont.
Le comte Mathieu s'était réfugié dans un autre château plus fort qu'il possédait non loin de là, celui de Chambly. Le roi, qui ne jugeait pas la punition suffisante l'y suivit et l'y attaqua. Mais la position et les fortifications de Chambly permettaient une défense vigoureuse. Il fallut faire un siège en règle et employer des machines de guerre. Les assiégeants furent loin de réussir comme ils l'avaient fait à Luzarches. Les éléments même semblèrent se conjurer contre eux. Un épouvantable orage éclata, la nuit, au-dessus du camp. La violence inusitée des éclairs et des coups de foudre terrifiait les hommes et les chevaux. On ne songeait plus qu'à fuir. Pour comble de malheur, soit par l'effet de la foudre, soit par des mains ennemies, le feu fut mis aux tentes. Il s'en suivit une confusion sans pareille et une débandade complète. Le roi Louis s'était élancé sur un cheval, il faisait d'héroïques mais inutiles efforts pour arrêter les fuyards. Il résistait à ce torrent humain, aussi inébranlable qu'un mur (1).
(1) Ipse murus erat (Suger). "Se mist por mur et por diffemse contre ses anemis qui li coururent soure. Sovent férit et sovent i fut ferus". (Grandes Chroniques.)

Dans cette déroute fatale, beaucoup des siens furent faits prisonniers et parmi eux le vieux comte de Clermont (1).
(1) là fu pris cil Hues de Clermont, li plus hauz hom et li plus puissanz et Guis de Senliz et Herloins de Paris…" (Grandes Chroniques.)

Le jeune roi fut excessivement peiné et humilié de cet échec. "Et disoit, en son cuer, que ce estoit graignor "(préférable) morir prouousement que honteusement vivre" (1). Il résolut de prendre, sans tarder, une éclatante revanche. Etant retourné à Paris, il s'occupa immédiatement de reformer une armée trois fois plus considérable que la première.
(1) Grandes Chroniques.

Le comte de Beaumont, qui prévoyait ce qui allait arriver et qui, d'ailleurs, disent les historiens, n'était pas sans remords de l'humiliation qu'il avait fait subir au roi, son seigneur suzerain, chercha activement les moyens de l'apaiser et mit tout en œuvre pour cela, promettant ce qu'on voulait et faisant intercéder en sa faveur les personnages les plus influents à la cour et jusqu'au vieux roi Philippe (2) père de Louis le Gros. Il ne fallut rien moins que toutes ces prières instantes pour fléchir le roi Louis. Il finit par pardonner au comte de Beaumont, à la condition formelle qu'il réparerait le mal qu'il avait fait et vivrait désormais en paix avec son beau-père et sa famille, ce qu'il paraît avoir exécuté fidèlement.
(2) Mort seulement en 1137.

Le comte Mathieu vécut longtemps encore après ces événements. Il se trouva, avec toute la noblesse de l'Ile-de-France, à la bataille qui se donna, le 20 août 1119, dans les plaines de la Normandie entre Louis le Gros et Henri Ier, roi d'Angleterre, fut aux croisades, et finit par se faire moine au prieuré de Saint-Léonor, à Beaumont même, où il mourut le 1er Janvier 1155.
Ce prieuré de Saint-Léonor avait été fondé au XIe siècle, par Ives 1er, comte de Beaumont, dans l'enceinte de son château.
On voyait naguère encore, à Beaumont, les restes d'une vieille tour qui dominait tristement le haut de la ville. C'était le dernier vestige du château des comtes.
Quant à Chambly, il fut réuni à la couronne, avec le comté de Beaumont, par le roi Saint Louis.
En 1432, il appartenait aux Anglais, qui s'en étaient emparés, comme de tout le pays environnant. En 1701, il faisait partie des domaines du prince de Conty.
Et pour ce qui est de Luzarches qui avait aussi été, dans l'origine, villa royale (1), et qui paraît l'être restée jusqu'au jour où elle passa, par cession du souverain, à Hugues de Clermont, avec Creil et Montataire, nous avons vu qu'elle était divisée en deux fiefs : l'un portait le nom de la Motte, l'autre celui de Saint-Côme. Il y avait en réalité deux châteaux.
(1) Mabillon. De Re Dipl., p. 340.

Le premier est aujourd'hui complètement détruit. Il ne reste de l'autre que la base du donjon sur laquelle on a élevé une maison de campagne. La légende allemande dit que les morts vont vite. La légende française pourrait ajouter qu'à une époque récente, la destruction de nos vieux monuments allait plus vite encore. On lit dans un Guide du voyageur, pas bien ancien, puisqu'il date de 1838 : "Luzarches …. Cette petite ville, bâtie et habitée par les rois de la deuxième race, offre à la curiosité des amis des arts deux châteaux qui servaient de résidence à nos anciens monarques". Aujourd'hui tous les deux ont disparu.
C'était le moment où M. de Montalembert écrivait : "… On dirait que le vandalisme prévoit sa déchéance prochaine, tant il se hâte de renverser tout ce qui tombe dans son ignoble main. On tremble à la seule pensée de ce que chaque jour il mine, balaie ou défigure …. On dirait une terre conquise d'où les envahisseurs barbares veulent effacer jusqu'aux dernières traces des générations qui l'ont habitée" (1).
(1) Lettre à Victor Hugo sur le Vandalisme.

M. Graves, dans ses Notices (1), raconte aussi avec douleur que l'année 1836 a vu démolir les derniers fragments du célèbre palais historique de Quierzy, sur la limite des départements de l'Aisne et de l'Oise, absolument seul échantillon qui restât dans tout le pays de l'architecture du temps de Charlemagne.
(1) Annuaire de 1856, p. 602.

L'épisode de l'histoire de Hugues de Clermont, que nous venons de rappeler, donne une idée très exacte du caractère ferme, énergique et tenace du roi Louis le Gros. Ayant accepté et pratiquant loyalement lui-même les lois du régime féodal, il entendait les voir respectées par les autres. Premier chevalier de son Royaume (1), il passa sa vie à guerroyer contre ses barons, à les mettre à la raison, à les discipliner. Il y parvint, non sans peine, et, habilement secondé par son ministre, contribua puissamment à établir la prépondérance royale et, par suite, l'unité nationale. Il avait d'instinct le sentiment profond que la royauté devait être l'incarnation de l'idée civilisatrice, et il travailla sans relâche à mettre en pratique cette conviction. Il dit, en mourant, à son fils (Louis le Jeune) : "N'oubliez jamais que l'autorité royale n'est qu'une "charge publique dont vous rendrez compte à "Dieu".
(1) Il s'était fait armer chevalier, en 1098, par le vieux comte Guy de Ponthieu.

Tandis que commençaient les démêlés de Hugues de Clermont avec son gendre, son cousin et voisin, Hugues de Dammartin, seigneur d'Esserent, près de Montataire, avait des aventures d'un autre genre.
Atteint d'une maladie grave, il avait fait son examen de conscience, et trouvant dans sa vie et dans celle de ses auteurs beaucoup de très gros méfaits, il s'était promis de les réparer, du moins autant que possible. Il avait commencé par restituer à l'abbaye Saint-Lucien, en 1075, les églises de Bulles, dont lui ou les siens s'étaient injustement emparés, sibi et prædecessoribus suis indulgentiam postulans (1).
(1) Louvet, I, 630 et 634.
Il distribuait quantité d'aumônes aux pauvres, et il s'était promis, s'il guérissait, de faire le pèlerinage de la Terre-Sainte. La mode de ces pèlerinages s'était établi dès le commencement du XIe siècle.
On sait que les premières années de ce siècle avaient été signalées par une grande épouvante. On croyait à la fin du monde pour l'an 1000. Les populations, qui avaient pris à la lettre un passage obscur de l'apocalypse, attendaient avec effroi le jugement dernier. "La terreur du monde chrétien dura jusqu'à l'an 1003, car on avait calculé que le règne de l'Antéchrist, qui devait commencer en l'an 1000, serait de deux ans et demi" (1).
(2) E. Glaber Radulphus, chroniqueur contemporain, Histor., lib. IV, c. 6.

Quand on eut passé le terme fatal, les peuples, étonnés, saluèrent avec joie l'aurore d'une ère nouvelle.
Mais les consciences avaient été profondément remuées. A cette époque, commencèrent les pèlerinages en Terre-Sainte.
Beaucoup y allaient pour expier leurs fautes et en demander pardon à Dieu, comme fit le fameux Foulques Nerra, ce terrible et étrange fondateur de la maison d'Anjou, qui s'y rendit dès l'an 1003, et depuis y retourna encore deux fois, en 1035 et 1039. Robert Ier, duc de Normandie, et Dreux, comte de Vexin, y furent en 1035 et y moururent empoisonnés, en Bithynie (1). Liébert, évêque de Cambrai, parti pour la Palestine en 1054, avait eu la plupart de ses compagnons égorgés par les Bulgares ou les Turcs, ou noyés (2). (1) Orderic Vital. Eccles. Hist., I, 3.
(2) Vita domini Lietberti, cap. XXXI. Apud D. d'Achery. Spicileg. T. IX. Renet. Prieuré de Villers-Saint-Sép. Mémoires, X, p. 186.

Ces voyages lointains, dans des contrées occupées par des ennemis acharnés du nom chrétien, ne s'exécutaient pas sans grands périls ; aussi, étaient-ils regardés comme des actes de foi et de dévotion très méritoires.
Hugues de Dammartin s'y rendit, en exécution de son vœu, en 1081. Il eut le malheur d'être fait prisonnier par les Sarrasins, qui ne voulaient pas le relâcher sans une forte rançon. Cette rançon fut, les uns disent payée, les autres, portée en orient par les moines d'un couvent de Bénédictins, qui existait non loin d'Esserent, au bois de Saint-Michel (1).
(1) Louvet, I, 645. - Graves, Notice sur le canton de Creil. - Renet. Mémoires de la Soc. acad. de l'Oise, X, p. 492. Ces bois existent encore et se voient du château de Montataire, mais on ne trouve plus de vestiges du couvent.

Dès son retour, il donna aux bons religieux de Saint-Michel, non seulement son manoir situé près de leur couvent, sur les hauteurs qui dominent la rivière d'Oise, mais les terres, bois, prés, vignes, dîmes, usages, droits de justice, en un mot, tout ce qu'il possédait audit Esserent, avec une belle église et un monastère qu'il fit construire pour eux. L'acte de donation qui nous a été conservé, et qui forme la première pièce du cartulaire du prieuré de Saint-Leu d'Esserent (2), est tout imprégné des sentiments de piété et de repentir de ses fautes, qui lui avaient fait entreprendre le pèlerinage de Jérusalem : "... Moi, comte Hugues de Dammartin, ... à cause de mes innombrables péchés (innumerabilia peccata), ayant tout lieu de redouter profondément la justice divine, ai résolu de faire aumône des biens que le seigneur m'a octroyés, et de les donner aux religieux que j'établis à Esserent, désirant qu'ils prient sans relâche pour le pardon de mes fautes...". (2) Cartularium prioratus sancti Lupi de Escerento, cluniacen. ordinis, Carta fundationis sup. dicti prioratus ab Hugone comite de Domnamartino.
Dans cet acte important, intervint le roi Philippe lui-même, qui le confirma et le sanctionna, l'an vingtième de son règne, c'est-à-dire en 1081. Et, comme ces religieux étaient des bénédictins dont la maison mère était l'abbaye de Cluny, on fit intervenir également dans l'acte authentique l'évêque de Beauvais, chargé officiellement de transmettre la donation.
Cluny avait alors pour abbé le très éminent, très célèbre et très saint Hugues (1) qui, né en 1024, nommé en 1049 abbé de Cluny, dont il fut le second fondateur (2), mourut en 1109. Le comte de Dammartin le précéda dans la tombe peu de temps après sa donation.
(1)Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry, saint Hugues, abbé de Cluny, et Grégoire VII, sont les trois grandes figures qui dominent cette époque… Cluny devint, sous ce saint abbé, un centre de lumière et une école incomparable. (Viollet-le-Duc, Dict. d'archit., I, p. 124).
"Le plus grand prince n'était pas élevé avec plus de soins dans le palais des rois que ne l'était, à Cluny, le plus petit des enfants. (Uldarici. Antiq. Consuet. Cluny mon. Lib. II, c. 8., in Fine et Bernardi cons. Cœnobium Clun., I, c. 27.) V. aussi la Gallia Christiana. T. IV. Bollandus Acta Sanctorum et Hildebert de Lavardin. Il y eut deux autres saint Hugues : l'un, archevêque de Rouen et évêque de Paris au VIIIe siècle ; l'autre, évêque de Grenoble, qui fut ami de saint Bernard, de saint Bruno, et mourut en 1132.
(2) Cluny avait été fondé en 910, par Guillaume d'Aquitaine.

Il existe un curieux petit tableau rappelant cette donation. Il est peint sur bois, de l'époque Louis XII, avec costumes du temps, et l'artiste qui n'avait sans doute pas étudié les sources, comme nous le faisons aujourd'hui, et qui s'en tenait à la légende, telle que, du reste, elle s'est perpétuée jusqu'à nos jours, a représenté ladite donation comme faite directement par le comte de Dampierre à l'abbé de Cluny.
On y voit, à droite, sur la hauteur escarpée qui domine la rivière d'Oise, le primitif château d'Esserent ; à gauche, en bas, au premier plan, le comte de Dammartin, entouré de seigneurs de sa suite, qui présente au vénérable prélat l'acte de donation revêtu de son scel. La tête du saint abbé est entourée d'un nimbe d'or.
Ce tableau est conservé au cabinet des archives du château de Montataire.
De la basilique construite à Esserent par Hugues de Dammartin, il ne reste qu'un fragment enclavé dans la magnifique église plus large, plus vaste, plus richement décorée, probablement par les éminents artistes de Cluny, érigée sur l'emplacement de celle qu'il avait fait construire. Sous une arcade pratiquée dans la muraille, au côté droit du chœur, était couchée la statue colossale du fondateur. Cette statue fut, lors de la révolution, complètement mutilée ; on lui coupa la tête, les pieds, les bras, et on la poussa dans la rue, où elle resta jusqu'à ces dernières années. On se demande quels sont les plus barbares de ceux qui, au onzième siècle, firent le comte prisonnier pour en tirer rançon, ou de ceux qui, sept cents ans plus tard, arrachèrent de sa tombe son inoffensive statue, pour la mutiler et la jeter ignominieusement sur la voie publique (1).
(1) "Les Goths eux-mêmes, les Ostrogoths n'en faisaient pas tant. L'histoire nous a conservé le décret de leur roi Théodoric, qui ordonne à ses sujets vainqueurs de respecter les monuments de l'Italie conquise". (Montalembert. Lettre à Victor Hugo sur le Vandalisme.)
"On a le droit d'appeler barbares même les nations civilisées qui détruisent ou dégradent les monuments de la science, de l'histoire et de l'art". (Bulletin de la société des Antiq. de Picardie, IX, p. 13.)

Très peu de temps après le voyage du comte de Dammartin en Palestine, en 1093, un autre personnage de moins haute naissance, mais de famille noble, Pierre d'Acheris, du pays d'Amiens, entreprit le même pèlerinage (1).
Il avait, dans sa jeunesse, guerroyé comme tout le monde, puis s'était marié, avait perdu sa femme, et, attristé, découragé, s'était fait ermite ; puis, tourmenté par une imagination ardente, il voulut à son tour aller visiter les saints lieux.
(1) Petrus de Acheriis, vulgo cognominatus Heremita. Recueil des Mss. de Dom Grenier. T. 154, p. 13.

A l'aspect de Jérusalem, en voyant les humiliations inouïes auxquelles étaient réduits par les infidèles les adorateurs du Christ, après avoir pleuré avec le vieux patriarche de la ville sainte, qui avait été lui-même violemment persécuté et lui disait que, telle était l'affreuse servitude dans laquelle tout l'orient était plongé, qu'il n'y avait plus d'espoir possible… il fut se prosterner, éperdu, devant le tombeau du Christ, et là il sentit comme une impulsion irrésistible qui lui disait : "Retourne en Europe et raconte ce que tu as vu" (1).
(1) D. Grenier.

Ces faits qui ont précédé et amené la grande explosion des Croisades, sont, au moins dans leur ensemble, connus de tout le monde. Je ne les rappelle ici que parce qu'ils se rattachent directement à une tradition, conservée à Montataire. Cette tradition, très enracinée dans le pays, veut que Pierre l'Ermite y ait séjourné avant de prêcher la croisade. Pour preuve, on montre la grotte habitée par lui, lors de son court séjour. Cette grotte, située près l'escalier qui monte du village au vieux cimetière et à l'église, est restée dépendance du château. Elle est creusée dans la masse de pierre dont se compose la montagne, et on voit sculptée, sur le roc, une représentation ancienne et rustique du Christ en croix, avec deux figures agenouillées à ses côtés.
Cette sculpture fruste, sans art et sans style, n'est certainement pas du onzième siècle et n'a de valeur que comme indiquant que la tradition existait à Montataire chez les générations qui nous ont précédés. Elle est, du reste, mentionnée par plusieurs auteurs.
Pierre l'Ermite parcourut la France et l'Europe, parlant, racontant ce qu'il avait vu en Palestine, prêchant sur les chemins, dans les rues, sur les places publiques, entraînant tout, grands et petits, par son éloquence chaleureuse.
"Il voyageait monté sur une mule, un crucifix à la main, la tête et les pieds nus, le corps ceint d'une corde, couvert d'un long froc et d'un manteau de l'étoffe la plus grossière" (1).
(1) Michaud, Hist. des Croisades.

Il était petit, laid, disgracieux, barbu, de chétive apparence (1) ; mais c'était un grand cœur et une âme de feu. Il avait tellement remué les esprits, qu'au Concile de Plaisance, convoqué à la suite de sa prédication, se trouvaient deux cents évêques, quatre mille ecclésiastiques et plus de trente mille laïcs.
(1) Guill. de Tyr. Hist. de bello sacro. L. I, c. II.

On partit au printemps de 1096.
D'abord, une tourbe populaire, d'une dizaine de mille hommes, exaltée, impatiente, que l'on ne pouvait plus retenir et à laquelle Pierre l'Ermite donna pour chef un de ses amis, Gaultier de Poix, brave officier accompagné de quatre neveux, dont l'un surnommé Gaultier Sans avoir (1), tandis que les hommes d'armes habitués à la guerre se préparaient, un peu plus posément, à une longue et pénible campagne ; puis, quelques semaines après, Pierre lui-même, suivi de quarante mille hommes à la tête desquels il marchait la croix à la main, les pieds nus en sandales, faisant abstinence, malgré les fatigues de la route, c'est-à-dire ne vivant que de pain et de légumes (2).
(1) Ord. Vital, I, 9. Eccles. hist.
(2) D.Grenier. T. 154.

Malheureusement ces premières armées ne se composaient que d'une masse d'individus indisciplinés, ignorants et imprévoyants, n'ayant pas la moindre idée, ni de l'énorme distance à franchir, ni des dangers d'une semblable expédition, ni de la difficulté des moyens d'existence pendant un si long voyage. Bientôt, poussés par la faim, il se livrèrent au pillage. Les populations rançonnées résistèrent : batailles, excès de toute sorte, massacres. L'infortuné Pierre, quand il arriva à Constantinople, ne se trouvait plus à la tête que de trois mille aventuriers.
Désespéré, il voulait revenir en Europe. Godefroy de Bouillon et Tancrède, qui commençaient la véritable guerre, à Antioche, en 1097, le retinrent et lui firent jurer de ne pas les quitter avant la conquête des lieux saints. Ils l'amenèrent dans leur marche victorieuse, et Pierre se distingua personnellement, plus d'une fois, entre autres devant Jérusalem, en 1099. Après la prise de cette ville, le patriarche le fit son vicaire général.
De retour en Europe, quelques années plus tard, il fonda en l'honneur du saint sépulcre le monastère de Neufmoustier, au faubourg de Huy, en Belgique. Il mourut, prieur dudit monastère, le 16 juillet 1115, et voulut être enterré dans le cimetière banal, comme le plus humble des habitants de la ville.
Il est facile, et la tentation est grande, de condamner les Croisades, d'en blâmer les excès, d'en déplorer les désastres.
Mais, en définitive, elles empêchèrent l'Orient barbare de se jeter de nouveau sur l'Occident, qui commençait à se civiliser (1).
(1) Henri Martin, I, p. 170 : "La croisade, en portant la guerre en Asie, avait préservé l'Europe".

"Jamais la foi, le besoin de mouvement, le désir de racheter des fautes et des crimes, n'avaient produit un élan pareil à celui des croisades" (2). (2) Viollet-le-Duc, I, p. 132.
La France, avec un irrésistible élan, s'était mise à la tête du mouvement. Le premier historien de ces guerres intitulait cette chevaleresque équipée : L'œuvre de Dieu par les Francs (1), et, pendant des siècles, le Turc, qui appelait Francs tous les habitants de l'Europe, frappé de stupeur et d'admiration, renonça à continuer sa marche menaçante vers l'occident et se résigna à rester campé sur les rives du Bosphore.
(1)Gesta Dei per Francos. C'est le titre donné par Guibert (abbé de Nogent sous Coucy, en 1104) à son histoire de la première croisade. Cette histoire est insérée dans le grand recueil des Bénédictins, et dans la collection Guizot. T. IX.

Hugues de Clermont était trop vieux pour prendre part à la croisade, mais toute la noblesse du Beauvaisis, de Picardie et de Valois figure dans cette brillante épopée, assurément bien plus grandiose dans son but, bien plus poétique dans ses péripéties que l'Iliade d'Homère : Enguerrand de Coucy, Renaud de Mello et Raoul de Mello, morts à Tripoli en 1151 ; Dreux de Mouchy, qui fut tué à la grande bataille donnée sous les murs d'Antioche; les Bouteillers de Senlis, les anciens seigneurs de Breteuil, dont était Évrard, qui périt dans les plaines de Laodicée en 1148 ; les vieux Bournonville, les Wignacourt, les Biencourt, les d'Hinnisdal, es Chérizey, les Sarcus, les d'Estournel, les Gaudechart, les Créquy, les Chambly, les Mailly, le fils de Hugues, Renaud II, comte de Clermont, et, plus tard, son petit fils Raoul, connétable de France.
Du château que Hugues de Clermont possédait à Montataire, il subsiste bien peu de chose, probablement un morceau de la façade inférieure sud-est, lequel est d'un appareil primitif de moellonnage tout différent du reste de l'édifice, qui est en pierres de taille régulières, et, à l'intérieur, dans la partie basse du château, trois petits chapiteaux romans bien intéressants dont voici le dessin :
Chapiteaux romans
Mais, dans l'église actuelle de Montataire, qui se compose de construction datant de quatre époques différentes, on retrouve une partie notable de la basilique bâtie par Hugues à côté de son château.
C'est la nef basse qui est restée recouverte d'une simple voûte en bois à plein cintre. Ce petit édifice, dont la partie inférieure a été complètement et d'une façon assez singulière remaniée, en sous-œuvre, à l'époque suivante, n'a pas été bâti au XIIe siècle, comme devraient le faire croire ses arcades ogivales et l'ornementation de ses arcades, mais au XIe, ainsi que l'a reconnu M. l'architecte Duthoit, chargé de sa restauration (1).
(1) Voir note transmise au comité archéol. de Senlis, séance du 12 mai 1874, p. XXIV.

En effet, c'était, dans l'origine, une petite basilique absolument romane, d'une simplicité presque rustique. Les deux murs de droite et de gauche n'étaient pas, comme aujourd'hui, percés d'arcades soutenues par des colonnes, ni, à plus forte raison, accompagnés de bas-côtés. Ils descendaient tout simplement jusqu'à terre et étaient seulement percés, dans le haut, de quatre petites fenêtres à plein cintre que l'on reconnaît parfaitement, quoiqu'elles aient été bouchées.
De plus, à l'extérieur, derrière les hauts toits pointus des bas-côtés, qui ont été ajoutés depuis, tout le long de la partie supérieure des murs de l'église romane, on retrouve intacts, quand on a le courage de monter dans les combles et de se hasarder par les chéneaux, la primitive corniche de cette époque, appuyée sur une série de petites arcades à plein cintres retombant sur des modillons ou consolés à figures grimaçantes très laides et très sauvages.
Figures de corniche
Si, malgré les affreuses grimaces de ces figures et les difficultés matérielles de l'expédition, on persiste à aller jusqu'au bout, on en est récompensé par la joie de découvrir, sculptée dans la dernière arcade de droite vers le chœur, l'image équestre d'un chevalier dans le style de l'époque, au galop et l'épée à la main.
Voici la naïve reproduction de cette sculpture :
Image du chevalier
Elle n'est accompagnée d'aucune inscription ni d'aucun signe héraldique ; le blason n'existait pas encore.
En pareil cas, l'intervention de l'imagination est sévèrement interdite en archéologie. Pourtant on ne peut s'empêcher de se demander quel est ce chevalier dont la figure, inconnue aujourd'hui, tout à fait ignorée et cachée, mais jadis sculptée à la place d'honneur, domine, depuis près de huit cents ans, ce monument bâti par Hugues de Clermont, Seigneur de Montataire.
La première église de Saint-Leu, dont il reste quelques vestiges près du portail actuel, la première basilique de Clermont, dont il ne subsiste plus rien, et la petite nef de Montataire, dont nous venons de parler, avaient été bâties à peu près en même temps.
A cette époque, qui fut une ère de foi et de grande dévotion "chaque seigneur féodal voulut posséder dans l'enceinte de son château une chapelle desservie par un chapelain, ou même par un chapitre… Ces chapelles ne furent pas de simples oratoires englobés dans l'ensemble des constructions, mais des monuments presque toujours isolés…, se reliant aux bâtiments d'habitation par une galerie, un porche, un passage" (1).
(1) Viollet-le-Duc. Dict. d'archit., II, p. 439.

La chapelle romane de Montataire se reliait au château par un petit escalier de pierre qui existe encore aujourd'hui.
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