Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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MATHILDE DE CLERMONT
Dame de Montataire

et
Rogues de la Tournelle
(Fin du XIIe siècle)

Ce Rogues de la Tournelle, à qui Mathilde apporta en dot le château de Montataire, était, dit M. de Lépinois, un des plus grands seigneurs du Vermandois(1).
(1) Recherches historiques et critiques sur l 'ancien comté et les comtes de Clermont en Beauvaisis, du XIe au XIIIe siècle, par M. de Lépinois.

Son grand-père, Robert de la Tournelle, avait figuré, en un acte de 1114, comme un des agnats d'Adèle, comtesse de Vermandois, veuve de Hugues de France, remariée à Renaud de Clermont, ainsi que nous l'avons vu plus haut.
Les la Tournelle portaient bannière. Leur berceau paraît avoir été un très ancien château nommé les Tournelles dont l'origine se confond avec celle de Montdidier en Picardie(1).
(1) Gallia Christiana, X, 1180. D. (Voir aussi Hist. de Montdidier, par le P. Daire, Amiens, 1765.)

Une branche importante de cette maison conserva longtemps ses domaines autour de Montdidier. Une héritière de cette branche, Jeanne de la Tournelle, fut mariée, au XIVe siècle, à Jean de Montmorency. Une autre, Marguerite, épousa, en secondes noces, en 1372, Gilles, seigneur de Soyecourt, grand échanson de France sous Philippe de Valois, auquel elle apporta le fief de la Tournelle, et qui fut tué à Crécy(1).
(1) Il ne faudrait pas confondre ces la Tournelle avec ceux du Morvan et du Nivernais, auxquels appartint, beaucoup plus tard, Marie-Anne de Mailly, marquise de Latournelle, qui devint, sous Louis XV, duchesse de Châteauroux, mourut en 1744, et à laquelle succéda la marquise de Pompadour.

La branche de la Tournelle qui s'est alliée à la maison de Clermont par le mariage de Rogues avec Mathilde, et qui a habité, pendant près d'un siècle, le château de Montataire, dont les aînés portèrent le nom, possédait également le fief de Rotheleu, sous Breuil-le-Vert, près Clermont, ce qui est à noter en passant, parce que l'on retrouve souvent, dans les vieux actes, ces trois noms de Montataire, de Rotheleu et de la Tournelle, désignant des frères ou des cousins.
Le nom primitif de la famille était, à l'époque très reculée de son origine, non pas la Tournelle, mais des Tournelles. Dès le XIIe siècle a prévalu celui de la Tournelle. Mais les armes n'ont jamais cessé d'être six petites tours ou tournelles posées 3, 2 et 1.
On voit figurer Mathilde comme donnant son consentement, en 1162, au don que fait son frère Raoul d'une ferme à l'abbaye d'Ourscamp, et, de même, en 1165, à d'autres libéralités en faveur du prieuré de Gournay-sur-Aronde(1).
(1) D. Grenier, t. CXLVIII, p. 83.

Une des premières préoccupations de Mathilde et de son mari, en prenant possession du domaine de Montataire, fut de perfectionner et embellir la chapelle ou petite église romane, bâtie contre le château par Hugues de Clermont, leur grand-père.
A cette époque, les croisades avaient exalté le sentiment religieux et donné, en outre, un puissant essor au goût de l'architecture.
On avait vu et admiré, en Orient, les belles basiliques de Constantinople. De tous côtés on bâtissait de splendides églises ; il y avait une émulation fiévreuse, une exubérance de vie artistique qui faisait sortir les édifices hors de terre, comme au printemps la sève pousse la végétation.
L'ogive avait pris naissance. Nous ne disons pas qu'elle vint d'Orient. Nous croyons, au contraire, qu'elle est née spontanément, en nos contrées, du désir de soutenir plus vigoureusement des constructions que l'on voulait plus élevées, plus grandioses, et que c'est l'expansion naturelle d'un art national qui s'affranchissait tout à coup des vieilles traditions latines.
Aujourd'hui nous sommes habitués à l'ogive. Nous sommes, d'ailleurs, devenus froids, sceptiques et blasés. Mais que l'on se figure l'enthousiasme que dut faire naître l'apparition de cette forme nouvelle, qui répondait si bien au besoin des âmes, de faire grand et de faire beau, et surtout de faire grand et beau pour Dieu.
C'est dans l'Ile-de-France et la Picardie, essentiellement pays d'initiative, que l'impulsion fut d'abord donnée.
Ces provinces sont, en architecture ogivale, d'au moins cinquante ans en avance sur le reste de la France.
Le mouvement commença sous Louis le Jeune (1140-1180) et se continua énergiquement sous Philippe-Auguste (1180-1223). C'est en cette période que furent construites, dans le style de transition, c'est-à-dire suivant le nouveau système ogival qui commençait à prévaloir, les églises de Saint-Leu, de Senlis, de Noyon, de Saint-Etienne de Beauvais, de Saint-Germer, de Saint-Evremont à Creil, et, au cœur même du domaine royal, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Denis et Notre-Dame de Paris, ce vaste édifice "qui ne coûterait pas moins de quatre vingt millions de notre monnaie actuelle et qui a été bâti en moins de cinquante ans, de 1163 à 1220"(1).
(1) Viollet-le-Duc, I, 152.

Renaud II avait complètement rebâti sa collégiale de Clermont. Les bénédictins de Saint-Leu, qui étaient de Cluny, avaient remplacé par une église plus vaste et incomparablement plus belle, celle que Hugues de Dammartin leur avait construite il n'y avait pas cent ans.
Mathilde et Rogues de la Tournelle, ne voulant pas faire détruire celle qu'avait élevée leur grand-père et qui portait son image sculptée sur la frise, ne pouvant cependant se contenter de la basilique sombre, triste, comme les édifices de son époque, qu'il avait laissée, prirent un moyen terme fort ingénieux, secondés probablement par les habiles architectes qui faisaient des merveilles à Saint-Leu.
Soutenant en sous-œuvre la basilique de Hugues de Clermont, ils la percèrent en sa partie inférieure d'une belle arcature ogivale qu'ils accompagnèrent de deux bas-côtés décorés dans le même style et qu'ils ornèrent de piliers, surmontés de charmants chapiteaux historiés. Dans le domaine royal la sculpture avait atteint une grande perfection à la fin du XIIe siècle. Ces chapiteaux, uniformes seulement quant à leur dimension, sont, ainsi que les créait alors la féconde imagination des artistes, tous différents les uns des autres(1).
(1) Viollet-le-Duc, calculant qu'il y a peut-être en France un million de chapiteaux des XIIe et XIIIe siècles, fait remarquer que l'on n'en trouve pas deux identiquement semblables.

L'un des chapiteau de la nef de Montataire se distingue des autres par l'intention évidente de raconter quelque chose et de rappeler quelqu'un. Il attire l'attention des visiteurs par sa singularité et s'offre, comme une énigme, à la curiosité des archéologues.
Ce chapiteau représente deux personnages, un homme et une femme, l'homme à droite, la femme à gauche, l'homme avec barbe, moustaches, longs cheveux ondulés et le corps terminé en queue de dragon ou poisson ; la femme, au contraire, le corps terminé en oiseau, et portant sur la tête une couronne. Tous les deux ont les mains ou pattes entrelacées, en signe d'alliance et de bon accord et ils paraissent s'entendre pour tenir ensemble un objet, qu'au premier abord on serait tenté de prendre pour une grenade, mais qui n'est autre chose qu'une fleur d'arum, plante très connue en Picardie et en Ile-de-France et qui était, au moyen âge, ainsi que l'a très bien expliqué le docteur Eugène Woillez, en un savant petit livre(1), le symbole de la seigneurie, de la puissance et de l'autorité.
(1) Iconographie des plantes aroïdes figurées, au moyen âge, en Picardie, etc. Amiens, 1848.

"Les premiers sceptres sont terminés souvent par une fleur d'arum"(1).
(1) Viollet-le-Duc, V, 497.

Dans les gravures du grand ouvrage de Montfaucon, on voit le roi Philippe-Auguste tenant à la main une fleur de lis et sa femme un sceptre terminé par une fleur d'arum(1).
(1) Monuments de la Monarchie française, pl. LXVIII.

Quels sont les deux personnages qui, sur le chapiteau de Montataire, tiennent ensemble ce symbole de suzeraineté ?
Réponse : Vraisemblablement ceux même qui ont fait construire ces piliers et sculpter ces chapiteaux, Rogues de la Tournelle et sa femme. Elle porte couronne, parce qu'elle est fille de comte et dame de Montataire ; on lui a donné le corps d'un oiseau pour rappeler que son château de Montataire, aussi bien que celui de Clermont, où elle est née, sont situés dans des régions élevées, par opposition aux domaines de son mari qui s'étendaient dans les vallées avec étangs et cours d'eau. – Ce genre de symbolisme était fort usité au moyen âge.
Je propose du reste cette explication très humblement, sans prétendre le moins du monde l'imposer à qui que ce soit, et seulement à titre provisoire, jusqu'à ce que l'on en ait trouvé une plus plausible et plus vraisemblable. Ce curieux chapiteau a été reproduit par la gravure dans le petit livre cité plus haut, de M. le docteur Eugène Woillez. Je l'ai fait, de mon côté, photographier d'après nature dans des proportions plus grandes, afin de pouvoir le soumettre d'une manière aussi exacte que possible à la sagacité du lecteur.
En voici le dessin :
Chapiteau de l'église
Ces essais de reproduction par la sculpture de l'image de personnages connus ne sont pas sans exemple à cette époque.
Dans la belle cathédrale de Tournai, reconstruite aux XIe et XIIe siècles, on voit sur un chapiteau, près la porte nord, les portraits figurés du roi Chilpéric et de sa femme lui donnant le sceptre. On sait que c'est à Frédégonde qui, sans scrupule, avait fait poignarder Sigebert vainqueur, que Chilpéric dut la couronne. Plus tard ce dernier, en expiation de ses fautes et de celles de sa femme, qui n'étaient pas des peccadilles, fit à l'église de Tournai des donations considérables, en mémoire desquelles, sans doute, on a placé là l'image du mari et de la femme(1).
(1) Ce chapiteau, qui a quelque analogie avec celui de Montataire, a été gravé dans le Tournai ancien et moderne, de Bozière, p. 376.

Les portraits d'Edouard III, roi d'Angleterre, et de Philippe, son épouse, se voient aussi sculptés dans le chœur de l'église de l'hôpital Sainte-Catherine de Londres, élevée par eux.
Indépendamment de la transformation apportée à l'église de Montataire, Rogues et sa femme en firent édifier les bas-côtés et le portail principal, ainsi que le portail latéral, exclusivement réservé à l'usage du château, auquel il communique par un petit escalier de pierre. Dans le tympan de ce dernier portail on a enclavé, au XVIe siècle, une sculpture représentant l'Annonciation.
L'église était dédiée à la sainte Vierge, sous le vocable de Notre-Dame du Mont.
En remaniant et embellissant la nef de Hugues de Clermont, et en y ajoutant les bas-côtés, Rogues et Mathilde avaient vraisemblablement l'intention de lui donner une plus grande élévation et de remplacer la voûte primitive, qui est en bois et à plein cintre, par une voûte plus hardie, car on remarque, en dehors de l'église, la base d'énormes contreforts destinés à être prolongés et à soutenir de fortes poussées.
Le projet est resté inachevé. Nous verrons tout à l'heure comment les successeurs de Rogues de la Tournelle, quand ils virent, un peu plus tard, l'ogive prendre tout son essor, substituèrent à l'exécution de ce plan la construction d'un admirable sanctuaire dans le grand style du XIIIe siècle.
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