Le marquis de Montataire avait épousé en premières noces, le 10 juin 1651, Suzanne, fille unique et héritière de Guillaume de Vipart, marquis de Sainte-Croix, qui lui donna un fils nommé Armand, plus tard marquis de Lassay, dont il sera parlé ci-après.
C'est à la marquise de Montataire que M
me de Montataire, sœur du marquis, qui s'était faite religieuse, adressa son
portrait, lequel a été recueilli dans la collection de Mlle de Montpensier, et s'y trouve reproduit à la page 504 (1).
(1) La Galerie des portraits de Mlle de Montpensier, édit. Barthélémy.
Mademoiselle raconte dans ses Mémoires comment, se trouvant à Champigny pendant l'automne de 1657, elle y reçut la visite de la princesse de Tarente et de Mlle de la Trémoille, qui lui montrèrent leurs portraits fort élégamment tournés, à la façon de Mlle de Scudéry. " Je trouvai cette manière d'écrire fort galante, et je fis le mien, " dit-elle. Ensuite, elle en composa plusieurs autres très spirituels et qui eurent un grand succès, notamment celui du prince de Condé, qui fut peut-être son chef-d'œuvre.
Les femmes les plus intelligentes de la Cour et quelques beaux esprits l'imitèrent. Cela devint un amusement délicat, un passe-temps, une mode qui dura deux ans dans la haute société. Mademoiselle réunit les principaux de ces portraits. Tout au commencement de l'année 1659, M. de Segrais, secrétaire et gentilhomme ordinaire de la princesse, publia cette collection, avec sa permission, mais à très petit nombre, à trente exemplaires seulement. Je laisse à penser si cette première édition fit fureur. On s'arracha le rarissime volume, on s'inscrivait à l'avance chez les heureux possesseurs, on se lamentait de n'avoir pu le lire encore, si bien que, quelques semaines après, le 25 janvier 1659, on dut faire une seconde édition. Une troisième parut quelques mois plus tard, une quatrième en 1663, sous ce titre :
Galerie des Peintures ou recueils de Portraits et éloges en vers et en prose, contenant les portraits du Roy, de la Reyne, des princes, princesses, duchesses, marquises, comtesses et autres seigneurs et dames les plus illustres de France, la plupart composés par eux-mêmes, dédiée à Son Altesse Royale Mademoiselle.
Ce recueil contient, ainsi que nous le disions tout à l'heure, un portrait de M
me de Montataire, sœur du marquis de Montataire, qui s'était faite religieuse toute jeune, et qui était une personne avenante, spirituelle et des plus distinguées. Sa belle-sœur, qui la tenait en haute estime, qui l'aimait et l'admirait beaucoup, et désirait tirer un peu cette violette de l'obscurité du cloître, lui avait demandé ce portrait. Ce ne fut que sur des instances réitérées qu'elle put l'obtenir. Le voici. Nous trouvons que la marquise a bien fait d'insister :
" Vous ne pouviez sans doute, ma chère sœur, me demander une marque de mon amitié plus difficile à vous accorder que de faire mon portrait. Pensez-vous que je vous fasse voir volontiers tous les défauts que je sens en moi, et que je sois bien aise de me mettre au hasard de perdre votre estime pour vous donner un léger témoignage de mon amitié ? Et s'il arrive par hasard que je sois obligée à vous dire quelque chose à mon avantage, suis-je assurée qu'étant clairvoyante comme vous êtes, vous en demeuriez d'accord ; ou que si la justice vous empêche de le faire, vous expliquiez au moins mon erreur favorablement ? En vérité, je n'avois que trop sujet de vous refuser, et peut-être l'eussé-je fait s'il eût été en mon pouvoir, mais ma volonté est si absolument soumise à la vôtre, qu'il n'y a point d'intérêt si puissant que je ne sacrifie à la joie de complaire à une sœur aussi aimable que vous.
" Les sentiments que j'ai pour Dieu seront le premier trait de cette peinture : je vous confesse qu'ils ne sont pas tels qu'ils devroient être et que je souhaiterois ; car quoique je le craigne infiniment, et que je puisse même dire que cette crainte me tyrannise, si ce terme s'accommodoit avec la douceur du joug de Notre-Seigneur, néanmoins elle n'est pas accompagnée d'un amour aussi fort qu'il le désire de nous. Vous aurez de la peine à le croire ; et il est pourtant très vrai que je sens une joie continuelle d'être attachée à son service d'une manière particulière. Je vois mille amertumes dans le monde, et mille douceurs dans ma condition qui me font remercier Dieu d'avoir quitté l'un pour l'autre dans un temps où je n'étois pas très capable d'en faire un juste discernement. Mais cette matière est trop sérieuse pour être traitée plus au long dans un ouvrage qui ne l'est pas extrêmement : je passe donc au reste. J'ai l'âme bonne, sans fard et sans malice ; j'y sens de la fierté et de la gloire qui iroit même trop loin si la raison ne l'arrêtoit, et elle me rendroit non seulement tout mépris, mais même toute supériorité insupportable si l'esprit de ma profession ne me les faisoit souffrir. Surtout je suis fort sensible aux avantages de ma maison, et je les désire plutôt pour satisfaire mon humeur que pour l'intérêt de mes parents. Je suis libérale jusqu'à la prodigalité : le plaisir de posséder les choses m'est sans comparaison moindre que celui de les donner : jugez, ma chère sœur, combien ma pauvreté me fait souffrir, puisqu'elle me prive de cette satisfaction. J'ai le cœur fort tendre à la compassion, jusqu'à en être malheureuse, car le mal de tout le monde devient le mien par la pitié que j'en ai. J'ai du courage et même assez pour entreprendre les choses les plus difficiles, pourvu que je sache qu'elles soient bonnes et justes, car personne n'a jamais été plus timide que moi à faire le mal : je crois que c'est plutôt par la crainte du blâme et de la censure, que par l'aversion du mal même, aimant mieux me priver de toute sorte de satisfaction que d'en recevoir le moindre reproche. Ma réputation m'est infiniment chère, et il n'y a que les offenses qu'on m'y peut faire que j'aie de la peine à pardonner, c'est-à-dire à oublier, car de m'en venger je n'en suis point capable, et le plus grand mal que je fasse à mes ennemis c'est de les mépriser. Je suis aisée à fâcher, mais plus aisée encore à apaiser. J'ai de la peine à me rendre à la vérité quand je me suis engagée à soutenir une opinion qui lui est contraire ; mais cette difficulté ne résiste pas longtemps à la raison. Je suis fort reconnaissante, mais non pas assez pour aimer : je ne le fais que par inclination, mais j'ai une extrême joie de servir ceux qui m'ont obligée. J'aime tendrement et constamment, mais rarement ; et quand je m'y suis engagée, j'y apporte une complaisance et une confiance entière et j'en bannis toute jalousie : je veux être aimée de même. La solitude m'est fort agréable, je ne sais si cette inclination vient de mon naturel, ou si, étant nécessaire pour le bonheur de ma profession, j'ai fait de nécessité vertu. Je ne sais de même à qui je dois le mépris que j'ai pour la plupart des divertissements du monde, mais il me semble qu'il m'est naturel, et qu'en quelque état que j'eusse été, les bals, les collations ni le Cours ne m'eussent pas charmée. Mon imagination me rend souvent malheureuse, car je me figure toujours les choses pires qu'elles ne sont, et quand le mal est arrivé je le supporte plus patiemment que je n'en avais fait l'attente. Je suis crédule, hormis au mal que j'entends dire de la plupart du monde. Mes passions sont fort modérées, j'en excepte la tristesse à laquelle je me laisse abattre pour des sujets assez médiocres ; néanmoins je la resserre si bien au dedans de moi qu'il n'en paroît rien au dehors. Je suis assez franche et ingénue, c'est moins par faiblesse que par une certaine bonté qui me fait juger que personne ne me voudroit nuire non plus que moi aux autres ; mais le secret de mes amis m'est néanmoins inviolable. Je ne hais pas à être louée, pourvu que les louanges qu'on me donne m'appartiennent, car la flatterie me fatigue. Mon humeur est assez gaie et fort égale ; on me loue particulièrement pour ma douceur et pour ma civilité, mais ni l'une ni l'autre ne sont point à l'épreuve du mépris. Je suis fort paresseuse, je l'avoue fort franchement, depuis que j'ai appris un mot italien qui favorise bien le parti des fainéants,
é bella cosa di far niente. Mais quand ce seroit un défaut, je vous ai vue si empêchée à l'excuser lorsqu'on nous le reprochoit, que je ne crois pas que vous voulussiez me refuser une grâce que vous avez assez souvent besoin qu'on vous accorde. On m'a tant dit qu'il me sied mal de mentir que je tremble en le faisant et que je ne le fais point du tout. Je ne manque point d'esprit, je l'ai vif et pénétrant : je parle facilement et assez bien. Ma conversation est enjouée et quelquefois assez spirituelle. Je n'écris point mal, mais je ne me saurois donner la peine d'écrire fort élégamment : ainsi mes premières pensées sont les meilleures, n'en souffrant guère de secondes sur un même sujet. Je suis moins ignorante que la plupart des personnes de mon sexe, mais ce que je sais ne sert qu'à me faire regretter ce que ma paresse m'a fait négliger d'apprendre. J'aime beaucoup la lecture : autrefois les romans faisoient mes délices, c'étoit dans le temps qu'il m'étoit permis de les lire : maintenant les livres plus sérieux et plus convenables à ma profession me plaisent beaucoup davantage.
" Je vous ai dépeint la meilleure partie de moi-même, et plût à Dieu que je pusse en retrancher le reste sans rendre ce portrait défectueux ; mais puisque je l'ai commencé, il faut l'achever. Je suis plus grande que petite, j'ai la taille aisée, l'air bon, l'abord doux et civil. Mon visage est modeste, le tour en est ovale, et l'ovale en seroit parfait si le menton n'en étoit pas trop pointu. Mes yeux sont bleus, vifs et brillants, de grandeur médiocre, assez souvent battus. Mon teint est blanc et incarnat, sujet à rougir un peu trop, cela vient de mon embonpoint, qui est meilleur de beaucoup qu'à moi n'appartient. Vous m'avez quelquefois flattée d'avoir la bouche belle, le sourire agréable, et marquant quelque chose de fin et de spirituel ; vous juriez que mes dents étaient admirables, mais peut-être vous moquiez-vous de moi : je sais bien que vous ne le faisiez pas, quand vous me disiez que j'avois le nez petit et retroussé, mais je sais bien aussi qu'il n'est pas désagréable et qu'il ne me défigure point. J'ai les mains belles, la peau blanche et délicate, et toute ma personne est nette et propre. Mes cheveux sont d'un brun cendré ; vous ne me croirez pas quand je vous dirai qu'ils deviennent gris ; j'en attribue la cause à notre coiffure, qui produit souvent cet effet, plutôt qu'à l'âge où je suis, dont assurément on ne doit rien attendre de tel.
" Mais enfin, ma chère sœur, trouvez bon que je finisse : vous m'avez fait repasser bien des choses par l'esprit qui ne doivent plus y tenir aucune place, et cet entretien m'en pourra peut-être coûter un autre moins agréable, mais plus salutaire avec mon confesseur ; pourvu, du moins, que ma complaisance vous soit une marque de ma parfaite amitié et me confirme la possession de la vôtre, je me serai procuré un grand bien d'un côté si je me suis fait quelque mal de l'autre. "
Le portrait de M
me de Montataire précède immédiatement, dans le Recueil, celui de M. le Prince, écrit par Mademoiselle elle-même, et que M. Cousin (1), si bon appréciateur des personnes et des œuvres de cette époque, considérait comme le meilleur portrait que nous ayons du grand Condé. On y retrouve une allusion intéressante à l'entrevue dramatique de Condé et de Mademoiselle lors du sanglant combat du faubourg Saint-Antoine, et l'impression contenue du sentiment assez vif que le prince avait inspiré à sa cousine. On nous saura gré de reproduire ce portrait :
(1) Histoire de Madame de Sablé, 2e édit., p. 76.
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" L'on pourrait peindre Monsieur le Prince dans le bal, car c'est sans contredit l'homme du monde qui danse le mieux, et en belles danses et en ballets. Les habits que l'on y a et les personnages que l'on y représente sont fort avantageux en peinture, et donnent grande matière d'écrire ; car comme ce sont des déités de la Fable, ces sortes de sujets mènent bien loin. Mais j'aime mieux en moins dire, et me retrancher sur la vérité. Je le peindrai donc comme je l'ai vu au retour d'un combat. Sa taille n'est ni grande ni petite, mais des mieux faites et des plus agréables, fort menue, étant maigre ; les jambes belles et bien faites : la plus belle tête du monde (je parlerai ensuite de sa bonté), ses cheveux ne sont pas tout à fait noirs, mais il en a une grande quantité et bien frisés : ils étoient fort poudrés, quoiqu'ils ne le fussent que de la poussière ; mais assurément il est difficile de juger si celle-là lui sied mieux que celle de Prudhomme. Sa mine est haute et élevée ; ses yeux fiers et vifs, un grand nez, la bouche et les dents pas belles, et particulièrement quand il rit : mais à tout prendre il n'est pas laid, et cet air relevé qu'il a sied bien mieux à un homme que la délicatesse des traits.
Après avoir dit le jour que je me le représente pour le peindre, vous croirez bien qu'il étoit armé, mais que dans son portrait l'on mettra sa cuirasse plus droite qu'elle n'étoit, puisque les courroies étoient coupées de toutes sortes de coups ; il aura aussi l'épée à la main, et assurément l'on peut dire qu'il la porte d'aussi bonne grâce, qu'il s'en aide bien. Voilà à peu près son portrait dessiné ; il ne suffit pas de l'avoir habillé, il le faut décorer : nous mettrons les batailles de Rocroi, de Nordlingue, de Fribourg, de Lens et toutes les villes qu'il a prises et secourues. L'on verra une bataille prête à donner, l'autre se donnera, et il y en aura de données, car les feux et la fumée des canons servent de beaux rembrunissements à la peinture, aussi bien que le sang et le carnage ; et pour les paysages et les perspectives, les armées en bataille et les villes conquêtées ou secourues font un fort bel effet : assurément un conquérant en fait toujours un fort beau partout où il est, et donne grande matière à tous les arts de se bien exercer. Je laisserai un champ vide, me persuadant qu'il le remplira d'aussi belles choses à l'avenir que celles qu'il a faites par le passé pour le service du Roi. Venons à l'intérieur : ce prince a de l'esprit infiniment, est universel en toutes sortes de sciences ; possède toutes les langues, et sait tout ce qu'il y a de plus beau en chacune, ayant beaucoup étudié et étudiant tous les jours, quoiqu'il s'occupe assez à d'autres choses. La guerre est sa passion dominante. Jamais homme ne fut si brave, et l'on a souvent dit de lui qu'il étoit
Plus capitaine que César,
Et aussi soldat qu'Alexandre.
" Il a l'esprit gai, enjoué, familier, civil, d'agréable conversation ; raille agréablement et quelquefois trop ; on l'en a même blâmé, quoique cela n'ait pas été jusqu'à l'excès, comme ont voulu dire ses ennemis. Il est quelquefois chagrin, colère, et même emporté : et sur cela il n'y a personne qui puisse dire qu'il ne le soit pas trop. Il connoît bien les gens, les discerne, et fait grand cas des personnes de mérite. Il est agissant au dernier point ; jamais homme ne fut plus vigilant ni plus actif à la guerre : il fatigue comme un simple cavalier, ayant une santé et une vigueur qui lui permettent d'être jour et nuit à cheval sans prendre aucun repos ; quand il trouve des gens qui aiment le leur et qui n'ont pas le service aussi à cœur que lui, il se fâche aisément, étant difficile que la vie que je viens de dire qu'il mène ne lui échauffe le sang : ainsi voilà sur quoi il s'emporte et se fâche, et c'est le plus grand défaut qu'il ait. Il est bon ami et sert les siens avec empressement, et a pour eux cette chaleur avec laquelle il fait toutes choses. Beaucoup de gens doutent qu'il soit fort tendre et aussi empressé que j'ai dit, lorsqu'on ne lui est pas utile ; mais assurément quand il aime une fois c'est pour toujours, à moins qu'il n'ait des sujets bien légitimes de changer. Il est vrai qu'il est mal soigneux et négligent ; mais dans les choses essentielles, ou pour les autres ou pour lui, il est fort soigneux. Il écrit bien quand il y prend garde ; mais il s'y étudie peu ; il le fait néanmoins toujours de bon sens, et particulièrement sur la guerre. Il est méfiant et souvent trompé ; il croit aisément que l'on l'aime, et il y a quelque justice à se fonder sur son mérite ; mais le mérite propre ne donne pas de l'honneur ni de la probité aux gens à qui nous avons affaire. Il suit ses sentiments et trouve assez mauvais que l'on les contrarie. Il prend rarement conseil, quoique ayant été assez malheureux pour en suivre de mauvais. Il aime son compte, va à ses fins, et sa prudence le fait passer par-dessus beaucoup de choses quand il est question d'y aller. Quoiqu'il ait infiniment de l'esprit, comme je l'ai déjà dit, il y a des choses dans lesquelles il n'est pas quelquefois d'humeur de s'en servir. L'on dit qu'il n'est pas bon politique ; pour moi je ne le sais pas assez pour en juger : je sais bien que, selon mon sens, il pourroit faire bien des choses qu'il ne fait pas, et que je souhaiterois qu'il fît. Il s'abandonne trop dans la guerre, et l'amour des actions d'éclat le touche autant que s'il n'avoit pas une réputation établie, et pour une chose de cette nature il seroit capable d'en abandonner de fort solides et de se consoler de leur perte par la joie qu'il sentiroit du succès des premières. Je suis persuadée qu'il pourroit se mieux servir de son esprit en pareilles rencontres, et la solidité est préférable à l'éclat en un certain âge, où la gloire des gens, au lieu de se diminuer, s'affermit. Il est juste et équitable, l'on ne lui entend jamais rien dire qui aille au contraire. Quoiqu'il soit violent par son tempérament et par son humeur, il ne l'est néanmoins pas dans ses actions, et je l'ai vu éviter des occasions où il craignoit d'être obligé d'en donner des marques, et dans lesquelles même il s'attiroit du blâme par sa modération. Je ne l'ai point connu dans le temps où il étoit galant, mais l'on dit qu'il l'a fort été, et a eu de grandes passions les plus respectueuses et les plus jolies du monde, enfin qu'il pouvoit passer pour un héros de roman aussi bien en galanterie qu'en guerre : mais je ne l'ai pas vu ; ainsi je n'en dirai rien. Pour libéral, je ne sais s'il l'est plus que le sont d'ordinaire les princes ; je lui ai pourtant vu faire des libéralités ; mais il y a des temps et des conjonctures qui détruisent le mérite des choses, et qui empêchent que l'on ne puisse juger si c'est l'inclination des gens qui agit ou les causes secondes qui les font agir. Il a été libertin et a pu n'être pas fort régulier dans ses mœurs comme tous les jeunes gens, mais assurément il en est fort revenu, et les principes de la religion sont fortement établis dans son âme, et beaucoup plus que ceux de la dévotion, mais l'un attire l'autre et toutes choses viennent en leur temps. J'ai ouï dire que jamais homme ne fut si froid dans les combats, ni si intrépide ; rien ne l'étonne, le péril le rassure et le modère : il donne ses ordres avec la dernière tranquillité. Il reçoit les louanges avec embarras, et ne veut jamais ouïr parler de ses belles actions, étant persuadé n'en avoir jamais assez fait, et ne trouvant rien qui puisse borner son courage. "
Suzanne de Sainte-Croix, marquise de Montataire, mourut en 1676. Six ans après, le marquis, croyant avoir à se plaindre de son fils qui s'était lancé dans les aventures et s'était marié contre son gré, songea, pour lui être désagréable, à se remarier lui-même, quoique âgé alors de cinquante-neuf ans. Il jeta les yeux sur la fille du comte de Bussy, Louise-Marie-Thérèse de Rabutin, nièce à la mode de Bretagne et filleule de M
me de Sévigné. Il fit sa demande le 2 ou 3 mars 1682. M. de Bussy lui répondit, le 4, par la lettre suivante :
Du comte de Bussy au marquis de Montataire.
"Paris, ce 4 septembre 1682.
" J'ai reçu la proposition que vous m'avez faite, Monsieur, pour ma fille, avec toute la reconnaissance et l'estime que je vous dois.
"Il y a longtemps que nous sommes amis, notre alliance augmentera notre amitié.
"J'ai une très grande impatience que tout soit conclu et il n'y a que la vôtre qui soit plus forte que la mienne " (1).
(1) Lettres de Messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, lieutenant général des armées du roy, et maistre de camp général de la cavalerie, t. VI, p. 119.
Le 10 octobre suivant, le comte de Crécy-Longueval écrivait au comte de Bussy :
" Heureux Monsieur de Montataire, d'avoir eu votre approbation, Monsieur ! Mais plus heureux encore d'avoir eu Mlle de Rabutin ! Elle m'a fait l'honneur de me témoigner qu'elle a sujet d'être contente, ce dont je ne suis pas surpris, n'ayant jamais douté du bonheur de sa vie par la connaissance que j'ai de sa vertu. Pour moi qui me pique un peu du caractère de tendresse paternelle, je me persuade aisément la joie que vous recevez aujourd'hui, et vous pouvez comprendre aussi à quel point peut être la mienne, puisque je suis incapable d'avoir d'autres sentiments et d'autres intérêts que les vôtres " (1).
(1) Lettres du comte de Bussy, t. VII, p. 120.
Il est plusieurs fois question de la marquise de Montataire dans les lettres de M
me de Sévigné.
Le 5 avril 1687, elle écrivait, de Paris, au comte de Bussy :
" Ma nièce de Montataire m'est venue voir aujourd'hui, et me parlant de vous, elle m'a fait une frayeur étrange, mon cher cousin, de l'état où elle m'a dit qu'avait été ma pauvre nièce de Coligny (1). Il n'y a qu'un degré au delà de ce qu'elle a été ; et ce degré est si terrible, que je n'ose seulement y penser, et par rapport à elle, et par rapport à vous, mon cousin, dont la vie ferait pitié sans cette douce et agréable société…. " etc.
(1) Autre fille du comte de Bussy, sœur de Mme de Montataire.
Le 2 décembre de la même année, M. de Corbinelli écrivait au comte de Bussy :
" ….. Je trouvai l'autre jour M
me de Montataire, avec qui je ris beaucoup. M
me de Sévigné dit que nos âges sont incompatibles avec la joie, je crois qu'elle se trompe : il y a joie et joie. Les nôtres d'à présent sont plus solides que celles de nos jeunesses ; et je suis persuadé avec Epicure que le discernement est nécessaire à la possession du plaisir. Je soutiens même qu'il est essentiel à la volupté. Ce chapitre est curieux, délicat et utile ; mais, après tout, il n'y a de vraie joie que celle d'aimer Dieu. Sur quoi je vous dirai en passant, que presque pas un de ceux qui en ont écrit, ne savent ce que c'est que cet amour. "
Le 28 août 1688, M
me de Sévigné écrivait au comte de Bussy :
" Vous verrez, mon cher cousin, par une grande lettre que je vous ai écrite, et que j'ai donnée à ma nièce de Montataire pour vous faire tenir, que je n'ai point manqué de vous apprendre la victoire tout entière que ma fille a remportée sur ces parties, tout d'une voix, et avec dépens, etc. "
On lit dans une réponse de M
me de Grignan au comte de Bussy, à peu près de la même date, août 1688 : " Vous me demandez qui sont les gens contre qui je plaidais, Monsieur ? Je suis si lasse d'entendre nommer mes ennemis que je ne puis me résoudre à vous dire leurs noms ; je veux même les oublier, et mon procès aussi. Il est vrai que je me suis acquis bien de l'estime parmi les procureurs, mais je ne puis atteindre jusqu'à M
me de Montataire : elle demande et obtient, et je ne fais que me défendre. Cette différence dans le succès en met dans notre bonheur, etc. "
Enfin, M
me de Sévigné écrivait à M
me de Grignan, le 25 octobre 1688 :
" ….. M
me de Longueval, ou le chanoine (chanoinesse de Remiremont, sœur de la maréchale d'Estrées), est morte ou mort d'un étranglement à la gorge : elle haïssait bien parfaitement notre Montataire (1) ; je suis toujours fâchée qu'on emporte de tels paquets en l'autre monde ; voyez comme la mort va, prenant partout ceux qu'il plaît à Dieu d'enlever de celui-ci…..etc. "
(1) Elle avait eu des démêlés et d'ennuyeux procès avec elle.
Notre Montataire était en effet une terrible plaideuse. Elle eut des procès non seulement avec cette pauvre chanoinesse de Longueval, qui ne pouvait s'empêcher de la détester encore, même en partant pour l'autre monde, mais avec le propre fils de son mari, comme on le verra au chapitre suivant. Elle tenait de son père, beaucoup d'esprit, mais ce genre d'esprit qui finit par jouer de mauvais tours à ceux qui ont le dangereux privilège d'en être doués.
Le comte de Bussy en avait fait la triste expérience.
Bien vu à son arrivée à la cour, bien posé, brillant, colonel à dix-huit ans, il avait commencé par se rendre insupportable à Turenne dont il n'admettait pas la supériorité.
Puis il fit, sur les amours du roi et de Mlle de la Vallière, une jolie petite chanson qui lui valut un an de Bastille et seize ans d'exil.
Pensant, au bout de dix-sept ans, que ces peccadilles devaient être oubliées, il essaya de venir se remontrer à la cour. Louis XIV le reçut fort mal. Il s'en retourna en exil volontaire.
On ne saurait pas aujourd'hui ce que c'était que d'avoir encouru la disgrâce du grand roi, si l'on n'avait les mélancoliques Mémoires de quelques-uns de ces infortunés foudroyés.
Ce n'était pas sans raison qu'on l'appelait le roi Soleil. Ceux qui, après avoir reçu ses rayons, s'en voyaient privés tout à coup, languissaient, s'étiolaient et dépérissaient comme des plantes tenues loin de la lumière.
Outre ses Mémoires et sept volumes de Lettres, le comte de Bussy, qui avait eu le temps de faire de longues et salutaires réflexions, a laissé un
Discours à ses enfants sur le bon usage des adversités (1).
(1) 1 vol. in-12. Paris, 1694.
J'y relève les lignes suivantes, dans lesquelles il est question de sa fille, la marquise de Montataire. " Pendant les douze dernières années de mon exil, je fus obligé de tenir M
me de Bussy à Paris, et vous, ma fille de Montataire auprès d'elle pour solliciter les affaires de ma maison " (1).
(1) Discours du comte de Bussy à ses enfants, p. 405.
Et un peu plus loin :
" Après avoir souffert cinq ans de mon exil volontaire, plus que je n'avais fait en dix-sept dans mon exil forcé, je pris la pensée de retourner à la Cour, en 1687, pour vos intérêts, mes enfants….
" Le temps que je fus à Paris, ce voyage-là, je le passai chez vous, ma fille de Montataire, et je me souviendrai toujours de la manière obligeante dont vous me reçûtes, vous et votre mari, et du soin que vous eûtes de moi… "
Bien qu'ayant laissé de nombreux volumes, le comte de Bussy devra surtout sa célébrité à sa correspondance avec sa cousine de Sévigné et aux lettres charmantes qu'elle lui écrivait.
Il lui plaisait par la tournure de son esprit et par les souvenirs d'enfance ; il l'amusait et l'on sent qu'elle était tout à fait à l'aise avec lui. Elle lui avait, malgré ses torts, conservé une fidèle amitié. Mais on ne comprendrait pas bien certaines de ses lettres si l'on ne connaissait le détail des différentes phases de leurs relations. Bussy l'avait aimée et avait essayé, assez peu loyalement, de réussir auprès d'elle, lorsqu'il avait vu son jeune mari la délaisser pour des amours dont l'histoire est connue. Mais M
me de Sévigné était honnête femme et Bussy en fut pour ses frais. Comme, au surplus, elle ne détestait pas d'être aimée et adorée, elle ne lui en voulut pas autrement et était restée en bons termes avec lui lorsqu'il se produisit un incident qui les brouilla complètement.
En 1658, Bussy, qui était ce qu'on appelle vulgairement un panier percé, manquant d'argent pour partir en campagne, imagina de demander à sa cousine, laquelle était fort riche, de lui avancer dix mille écus. Elle l'eût fait volontiers, mais son oncle, l'abbé de Coulanges, qui régissait sa fortune et savait le profond désordre des affaires de Bussy, déclina poliment la proposition. Bussy en conçut un vif ressentiment. En écrivant, peu après, son
Histoire amoureuse des Gaules (1660), il eut le mauvais goût d'y tracer, sous le nom de M
me de Cheneville, un portrait de sa cousine qu'il accuse amèrement d'avarice. Sous ce rapport, c'est odieux. Sur les autres points ce portrait a de l'intérêt comme peinture, peu flattée, sans doute, mais faite d'après nature de la célèbre M
me de Sévigné.
" M
me de Cheneville a d'ordinaire le plus beau teint du monde, les yeux petits et brillants, la bouche plate, mais de belle couleur, le front avancé, le nez semblable à soi, ni long, ni petit, carré par le bout…. la taille belle sans avoir bon air ; la jambe bien faite, la gorge, les bras et les mains mal taillés ; elle a les cheveux blonds, déliés et épais…. La plus grande marque d'esprit qu'on lui peut donner, c'est d'avoir de l'admiration pour elle…. Elle a le tempérament froid….. toute sa chaleur est à l'esprit.
" Il n'y a point de femme qui ait plus d'esprit qu'elle et fort peu qui en aient autant… "
Malgré ces beaux compliments, l'accusation d'avarice et le ton satirique et dénigrant de ce factum causèrent un grand chagrin à M
me de Sévigné.
Bussy plus tard se repentit. Il dit dans son Mémoire à ses enfants : " Un peu avant la campagne de 1658, je me brouillai avec M
me de Sévigné. J'eus tort dans le sujet de ma brouillerie ; mais le ressentiment que j'en eus fut le comble de mon injustice. Je ne saurais assez me condamner en cette rencontre, ni avoir assez de regrets d'avoir offensé la plus jolie femme de France, ma proche parente que j'avais toujours fort aimée et de l'amitié de laquelle je ne pouvais douter. C'est une tâche de ma vie que j'essayais véritablement de laver quand on arrêta le surintendant Fouquet."
En effet, lors de l'arrestation de Fouquet, la justice saisit, parmi les volumineux papiers du ministre disgracié, quelques lettres de M
me de Sévigné. Ces lettres étaient très amicales. On aurait pu y soupçonner des lettres d'amour, laisser aller les mauvaises langues et voir s'établir, en moins de rien, une belle chronique scandaleuse. Bussy, qui savait la vérité et que sa cousine était irréprochable, prit si carrément sa défense, que les insinuations calomnieuses n'osèrent se produire. Ce bon procédé les réconcilia.
La brouille, le repentir et le pardon se retrouvent dans les lettres du cousin et de la cousine, mais en termes voilés et discrets, que l'on ne comprend bien que quand on connaît les détails que nous venons de rappeler.
Indépendamment de sa fille mariée au marquis de Montataire, le comte de Bussy avait eu deux fils : l'un, Amable-Nicolas de Rabutin, marquis de Bussy, qui semble avoir hérité de tous les défauts de son père, et mourut en exil ; l'autre, Michel-Celse de Rabutin, qui devint évêque de Laon et fut de l'Académie, homme aimable et spirituel, que l'on appelait, dans les salons, le dieu de la bonne compagnie.
De plus, le père de M
me de Montataire avait eu, d'un premier mariage, une fille qui fut supérieure d'un couvent à Saumur et une autre mariée en premières noces au marquis de Coligny, en secondes à un gentilhomme nommé François de la Rivière, laquelle est l'auteur d'une vie de Saint-François de Sales et d'une histoire de M
me de Chantal. – Tout ceci dit, pour servir à se reconnaître parmi les divers membres de cette famille dont il est souvent question dans les Mémoires du temps.
Quant au marquis de Montataire lui-même, il eut de son mariage avec M
lle de Rabutin une fille, Reine de Madaillan, dont la destinée fut de mettre fin en épousant son neveu, comme on le verra un peu plus loin, aux interminables procès suscités ou entretenus par sa mère ; - et un fils, Roger-Constant de Madaillan de Lesparre, comte de Manicamp (1), brigadier des armées du roi, qui épousa, le 11 mai 1723, Anne-Gabrielle Le Veneur de Tillières et mourut sans postérité.
(1) La terre de Manicamp, en Soissonnais, avait été érigée en comté, en 1693, en faveur de Louis de Madaillan.