Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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CESAR DANS LE BEAUVAISIS

M. Graves, jadis secrétaire général du département de l'OISE, qui a fait d'excellentes Notices statistique et historique sur les cantons de ce département, dit en parlant de MONTATAIRE : "De ce château, on jouit de la vue la plus étendue "et la plus variée sur la vallée de l'OISE. Suivant "une tradition locale, César, en entrant dans le "Beauvaisis, s'arrêta à MONTATAIRE dont il "admira la charmante situation" (1).
(1) Précis statist. sur le canton de CREIL. Annuaire du départ. de l'OISE, 1828, p.277.

Dom Grenier, le savant et consciencieux bénédictin qui avait passé sa vie laborieuse à étudier cette partie de la France, a écrit en ses notes : "Les habitants de MONTATAIRE "prétendent tenir, par une tradition immémoriale, "de père en fils, que César, quand il les visita, ne "put s'empêcher d'admirer la charmante position "de ce lieu dont la vue est des plus diversifiées et "des plus vastes qu'il y ait dans tout le pays".
Enfin on lit une mention identique au registre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres de 1736 (T. X, p.431) Un soir, après une longue et belle journée de nos fouilles gallo romaines, nous nous trouvions, quelques amis et moi et mon bon voisin Houbigant, réunis sur le rempart du château, où, comme d'habitude, nous prenions après dîner le café en plein air. Comme d'habitude aussi, nous ne pouvions nous lasser de humer ce grand air, de regarder ce vaste paysage, de causer du passé dont un petit coin était par nous patiemment sondé chaque jour.
On vint à parler de cette tradition rappelée par M. Graves, admise par Dom Grenier et citée dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
- "Serait-il bien possible, dis-je, que César, le grand César, le vainqueur des gaules, Jules César…. , Se soit arrêté à cette même place où nous sommes ?"
M. Houbigant répondit : - "Sans admettre trop facilement ces sortes de traditions, on aurait tort de les rejeter à la légère. Elles sont quelquefois l'écho très vrai de l'histoire. Il est infiniment probable, il est presque certain que César a passé par ici, et voici pourquoi".
Alors il me déduisit ses motifs à l'appui desquels il me donna, dès le lendemain, une série de notes des plus intéressantes qu'il ne m'a pas été difficile de compléter depuis par quelques autres recherches destinées à élucider cette question et à rappeler les premières pages de notre histoire.
La contrée qui nous entoure, aujourd'hui département de l'Oise, anciennement Beauvaisis, était, à l'époque gauloise, appelée pays des Bellovaques. Ce pays était alors entièrement couvert d'une immense forêt dont l'origine pouvait remonter jusqu'aux premiers temps du monde.
Les Bellovaques, qui étaient braves (1), résistaient tant qu'ils pouvaient à l'envahissement romain.
(1) Dicebant plurimum inter eos Bellovacos et virtute et auctoritate et hominum numero valere (commentarii Cœsaris, de Bello Gall., l. II, c. 4). Qui belli gloria Gallos omnes Belgas Que prœstabant (Comm. de Bello Gall., l. VIII, c. VI).
Ces Bellovaques étaient, d'après les savantes recherches d'Amédée Thierry, des Kymris de la seconde invasion, qui eut lieu de 330 à 280 ans avant J.-C. Ils s'étaient solidement implantés au sol de la Gaule. Leur nom originaire, Bellgiarridds, signifie, en kymrique, Belliqueux.

Déjà, dans une de ses premières campagnes racontées au livre II des Commentaires, César venant des bords de l'Aisne et du pays des Suessions qu'il avait soumis, avait fait une pointe dans le pays des Bellovaques pour les intimider, avant de se lancer dans sa grande expédition contre les Nerviens.
Il s'était avancé avec des forces imposantes vers la capitale, ou plutôt un oppidum assez considérable dans lequel beaucoup d'entr'eux s'étaient réfugiés.
Arrivé à cinq milles de cette place, il voit venir à lui tous les vieillards de la cité qui le supplient de leur accorder la paix. En approchant davantage, il aperçoit, sur les remparts, les femmes et les enfants tendant leurs mains désespérées et lui demandant grâce.
Il finit par se laisser sinon toucher, du moins fléchir, en se contentant d'exiger 600 otages et la remise de toutes les armes ramassées dans cette importante place qu'ils désignent sous le nom de Bratuspantium (1).
(1) Commentaires, livre II de la guerre des Gaules, ch. XIII, XIV et XV.

Bratuspantium est-il devenu Beauvais ? Beaucoup d'auteur le croyait autrefois : Cluvier, Scaglier, Sanson, Clarke, Hadrien de Valois, Loysel, Simon, Hermant, les bénédictins de la Gallia Christiania, Walkenaer, Daniel.
Il est incontestable que, plus tard, sous l'occupation romaine, Beauvais fut la capitale des Bellovaques. Seize voies ou chaussées romaines rayonnaient autour de la ville que les vainqueurs avaient baptisé du nom de Cæsaromagus (1). Dès que la prépondérance romaine eût commencé à faiblir, la capitale reprit son nom de civitas Bellovacorum (2), d'où Bellovacum, puis Beauvais.
(1) Géogr. De Ptolémée, l. II, ch. IX. - Caesaromagus est mentionné deux fois dans l'itinéraire d'Antonin.
(2) Sous Honorius déjà, la notice des Gaules emploie la dénomination de Civitas Bellovacorum.
Mais il est infiniment probable que Bratuspantium était, tout simplement, un oppidum ou place tout à fait distincte de Beauvais.

César, qui a écrit ses Commentaires en vue d'intéresser les Romains à ses succès, de s'attirer leur admiration et de gagner la popularité dont il avait besoin pour l'accomplissement de ses projets, ne songeait guère à transmettre aux gaulois ou à leurs descendants la description géographique de leur pays. Ce n'est, la plupart du temps, que d'une manière fort vague et incomplète, peut-être même inexacte, qu'il indique la situation des lieux, même les plus importants, dont il a occasion de parler. Il est certain qu'il nous a laissé à déchiffrer des énigmes sur lesquelles ont pâli bien des savants qui, dans leur consciencieuse modestie, s'accusaient de ne pouvoir résoudre des problèmes insolubles.
Combien n'a-t-on pas disserté pendant des siècles sur l'emplacement de la célèbre Alesia qui cependant valait bien la peine que le vainqueur en fit connaître exactement la position ! Et Rotomagus ? Et Bibrax ? Et Samarobrive ? Et Litanobriga (1) situé si prés de nous, et tant d'autre, et avant tout, ce fameux Bratuspantium que l'on finira peut-être par retrouver, non grâce à César, mais par suite des efforts et des études incessantes de nos infatigables chercheurs.
(1) Litanobriga, station de la voie de Soissons à Amiens, se trouvait, suivant l'itinéraire d'Antonin, à dix-huit lieues de Beauvais, à quatre de Senlis, et devait, suivant d'Anville et M. Graves, être situé sur les bords de l'Oise dans les environs de Creil.

Un des membres zélés du comité archéologique de Senlis, M. l'abbé Caudel, se basant sur des motifs fort plausibles et entr'autres sur une analogie de nom, estime que Bratuspantium est devenu Bratepanse, que l'on prononce aujourd'hui Grattepanse, et qui est actuellement un petit hameau solitaire et ruiné prés du village de Ferrières, non loin de Montdidier et d'un camp romain dont il reste d'importants vestiges. Je trouve, à l'appui de cette thèse, l'opinion d'un bien vieil auteur, exprimé dans un bien vieux livre intitulé : Description des Fleuves de la Gaule (1). Il dit "Bratuspantium quoque esse oppidum Bellovacorum Cæsar scribit libro secundo Commentariorum, et ubi fuerit ex similitudine nominis quod restat Gratepanse dicitur, mutatâ primâ litterâ nominis latini in B…".
(1) Papirii Massoni Descriptio fluminum Galliœ qui Francia est. Parisiis apud Billaine, 1628, pp. 262 et 263. (la première édition est de 1518.)

D'autre archéologues très autorisés pensent qu'il faut chercher Bratuspantium moins prés des frontières de l'amiénois, et que cet important oppide devait se trouver près de Breteuil, entre les trois villages de Beauvoir, de Caply et de Vendeuil, dans une vallée de cette dernière commune dite la vallée Saint-Denis ou la Fosse-aux-Esprits, où l'on a trouvé les vestiges d'une ville romaine assez considérable qui aurait succédé à la cité gauloise. Parmi les partisans de cette opinion, on peut citer Mabillon, Louvet, d'Arville, l'abbé Devic, l'abbé Barraud, MM. De Cayrol et Desnoyers.
Quoi qu'il en soit, César, dans sa première campagne contre les Bellovaques, n'avait, semble-t-il, pas pénétré au milieu de leur pays, mais leur avait pris, en passant, un oppidum, des armes et des otages. Depuis, appelé ailleurs par la grande et belle résistance de toute la Gaule qui n'exigea pas moins de huit ans de combats incessants, il avait dû se porter successivement sur divers autres points du territoire, finissant toujours par rester vainqueur mais parfois non sans peine et sans de grands efforts.
Dans la campagne qui avait précédé celle où il fut une seconde fois appelé au pays des Bellovaques, il avait accompli le siège d'Alesia, anéanti la formidable armée de 250 000 Gaulois commandée par Vercingétorix, et fait prisonnier ce noble et valeureux guerrier qu'il envoya chargé de fers à Rome pour le faire plus tard servir à son triomphe.
Les Bellovaques, dont le contingent à la grande ligue gauloise devait être de 10 000 combattants, s'étaient dispensées de le fournir, disant avec plus de crânerie que de prudence, qu'ils se sentaient assez de courage et assez forts pour soutenir seuls la guerre contre les romains, sans être obligés de se coaliser et d'obéir à d'autres chefs que les leurs.
Après la campagne d'Alesia, César, à l'approche de l'hiver, avait cantonné ses six légions dans les places les plus propres à maintenir sous le joug les populations domptées, deux légions commandées par Fabius chez les Rénans, deux autres commandées par Labiénus chez les Séquanes, deux autres au bord de la Saône, trois sur les frontières. Les Bellovaques, pendant ce temps, s'étaient activement et vigoureusement préparés à la résistance. Ils avaient convoqué tous les guerriers de la contrée et pays environnants, et s'occupaient à les rassembler et concentrer en lieu jugé inexpugnable, au centre même de leur pays.
César se trouvait alors à Cenabium (Orléans) (i). L'hiver touchait à sa fin.
(i) ou Genabium (Gien)

Prévenu par les messagers des Rémois, qui étaient ennemis des Bellovaques, que ceux-ci faisaient de grands préparatifs, il prend avec lui une légion, fait dire à Fabius de lui en amener deux autres, en appelle une quatrième du pays des Séquanes, part, à la tête de cette armée, pour le pays des Bellovaques et campe sur leurs frontières. "…Ad Bellovacos proficiscitur, castrisque in eorum finibus positis, equitum turmas in omnes partes dimittit. (Commentaires. Livre VIII, ch. VII.)
A cette époque, toutes ces grandes et belles routes tracées depuis par les romains n'existaient pas. Il n'y avait, à travers les forêts, que quelques chemins gaulois, étroits et tortueux, et le cours des rivières et des vallées était, en général, le guide le plus sûr pour arriver à un point donné.
César dut suivre la vallée de la Seine, puis celle de l'Oise, puis enfin celle du Thérain, quand il se décida à pénétrer au cœur du pays des Bellovaques.
Le texte des Commentaires cité plus haut dit qu'arrivé sur les confins de ce pays, et c'était l'Oise qui en formait les limites, il s'arrêta, forma des camps et envoya de tous côtés des reconnaissances de cavalerie, pour s'instruire de la position exacte et des desseins de l'ennemi.
Il est probable qu'il avait établi ces légions sur Les hauteurs qui bordent la vallée de l'Oise. Le promontoire de Gouvieux, situé en face de Saint-Leu, a conservé jusqu'à aujourd'hui des traces et des vestiges incontestables d'un camp romain.
Instruit de ce qu'il voulait savoir par les rapports de ses cavaliers et les aveux de quelques prisonniers, il se résolut a marcher droit à l'ennemi et à aller l'attaquer dans la position ou il s'était retranché. C'est alors, disait M. Houbigant, que César a dû, très vraisemblablement, passer par Montataire. Il a pu, de même, y venir au retour. A cette époque pourrait aussi remonter l'existence d'un premier poste romain sur les hauteurs de Montataire. - Tout le long de la vallée du Thérain, à Cramoysy, à Maysel et au delà, on trouve des positions ayant dû être occupées alors et depuis, et où l'on a rencontré de nombreux vestiges romains.
Quel était, au centre du pays des Bellovaques, ce point où ils s'étaient rassemblés en si grand nombre et retranchés ? Ici, comme pour Bratuspantium, l'incertitude recommence.
Le livre VIII des Commentaires (ch. VII) dit qu'ils étaient campés sur une hauteur, dans un bois environné d'un marais. César s'avança vers eux jusqu'à ce qu'il ne s'en vît plus séparé que par un vallon plus profond que large. Alors il établit, en face du leur, son camp qu'il fit fortifier avec soin.
Les uns ont pensé que la hauteur entouré de marais sur laquelle les Gaulois s'étaient établis devait être le mont de Hez, au delà du Thérain (D. Grenier, introduction à l'Hist. de Picardie) ; les autres, comme Loysel, en son Mémoire du Beauvoisis (p. 7), l'ont cherchée sur les collines d'entre Froidmont, Bresles, Hermes et Signammont.
Louvet (Hist. de Beauv.) penchait pour le mont de Bailleu, qui a conservé le nom de Camp de César. Il s'en faut de beaucoup que tous les lieux appelés Camp de César aient été établis par le grand capitaine. Il en est qui ne remontent pas au delà du IV siècle. Le mont dit de César, à Bailleu, consiste en un puissant mamelon, situé rive gauche du Thérain, douze kilomètres avant Beauvais. Il devait se trouver naturellement défendu par les vallées marécageuses qui l'entouraient, les marais tourbeux de Bresles, le vallon fangeux de la trie et la vallée du Thérain.
Des nombreuses fouilles exécutées depuis peu sur ce point avec soin et persévérance (1), il résulte que cette hauteur a été occupée d'abord par les Gaulois, comme oppidum, et ensuite par les Romains, mais plus particulièrement sous les règnes de Claude et de Néron, au temps des Antonins, et à l'époque des empereurs de la Gaule, jusqu'à Constantin et ses successeurs.
(1) voir le Mont César de Bailleu sur Thérain, oppidum gaulois et camp romain, par MM. Renet et Berton, 1879.

Il y a quelques années, M. Peigné-Delacourt ayant fait, au-dessous du village de Breuil-Sec, la curieuse découverte des restes d'une sorte de pont de bois, de construction légère, en fascines, pieux et clayonnage de plus de cinq cents mètres de long sur quatre de large, recouvert d'une couche épaisse de tourbe, en conclut que l'oppidum des Bellovaques devait se trouver sur la montagne voisine que domine aujourd'hui la petite ville de Clermont (1).
(1) Etude nouvelle sur la campagne de J. César contre les Bellovaques, par M. Peigné-Delacourt ; mémoire lu à la séance du 24 juillet 1868 de l'Académie des inscriptions et belles lettres.

Enfin, voici en deux mots quelle était l'opinion de M. Graves sur la question : "On peut supposer que le général romain s'arrêta d'abord au mont dit de César prés Gouvieux, que c'est de là qu'il envoya des détachements de cavalerie pour reconnaître la situation des ennemis. Les Romains seraient ensuite venus par Montataire jusqu'au mont Froidmont sur la rive gauche du Thérain" (1).
[1) Statistique du canton de Nivillers, Bailleu, Mont César, pp. 42 et 43.

César, comme il l'avait fait avec succès à Alesia, entreprit le siège en règle du lieu élevé et fortifié où les Bellovaques étaient réunis.
Ceux-ci, apprenant qu'il lui arrivait des renfort et craignant de se trouver enfermé dans de grandes ligne ainsi que l'avaient été les malheureux Gaulois d'Alesia, prirent la résolution de quitter la position qu'ils occupaient. C'est alors que César aurait jeté, à la hâte, des ponts de fascines sur le marais qui le séparait de l'ennemi : pontibus palude constrata.
Les Bellovaques, à l'aide d'un stratagème et en allumant des fascines pour cacher leur retraite dans un nuage de fumée, abandonnent nuitamment la position qu'ils occupaient pour aller en prendre une meilleure un peu plus loin. Correus, leur vaillant général, dresse une embûche qui devait être funeste aux Romains, mais qui lui devient fatale à lui-même. Un grand combat est livré dans une plaine de mille pas de long, entre une forêt et la rivière (du Thérain) qui était alors plus large et plus haute qu'aujourd'hui, ainsi que le prouvent les fouilles géologiques faites sur les coteaux qui la bordent.
C'est en cette dernière et terrible bataille que les Bellovaques furent taillés en pièces ou noyés et que périt leur héroïque chef Correus (1), qui devrait avoir sa statue en bronze sur nos place publiques, et dont le nom est à peine connu de nos jeunes générations.
(1) "... Ils fuient en désordre, les uns vers les forêts, les autres vers le fleuve ; ils sont poursuivis et menacés. Correus, que rien n'avait pu abattre, ne voulut ni quitter le combat, ni gagner les forêts, ni se rendre ; il se battit jusqu'à la dernière extrémité et tomba sous les coups des soldats vainqueurs. (Commentaires. Livre VIII, chap. XIX. Traduction d'Artaud.)

Cette expédition en Beauvaisis fut la huitième et dernière campagne de César dans les Gaules. Il retourna à Rome. Son but était atteint. Il avait dompté le pays qu'il avait pris à tâche de soumettre ; il revenait avec tout le prestige de la gloire et la certitude de la popularité.
Pour arriver à ce but, il avait fait périr un million d'hommes. C'est Plutarque lui-même qui dit que, sur trois millions de Gaulois qu'il eut à combattre, un tiers seulement lui échappa. Un million fut égorgé, un million réduit à l'esclavage (1).
(1) Plutarque, Vie de César, XV. Pline l'ancien, à qui cette boucherie faisait horreur, calcule qu'il a fait périr un million 192 000 hommes.

Il avait poursuivi, pendant huit ans, cette guerre inexorable contre une nation qui ne faisait, après tout, que se défendre, et il avait, quoiqu'on puisse dire, conduit cette guerre sans grandeur d'âme, sans bonne foi, sans pitié, détruisant les villes par les flammes, passant les habitants au fil de l'épée, souvent sans épargner les femmes et les enfants. "On les tue par vingt mille, trente mille, cent mille, raconte-t-il lui même, avec un horrible sang froid. Bien rarement il fait grâce" (1). Plutarque dit qu'il passait les rivières et les marais sur les corps morts dont il les avait comblés (2).
(1) Charpentier, Étude sur César, 22.
(2) Vie de César

Voici quelques détails de sa dernière campagne, pris dans les Commentaires mêmes :
(Livre VIII, ch. XXIV.) "... Il alla dévaster le territoire d'Ambiorix ... Il crut devoir à son honneur de détruire si bien, dans les Etats de ce prince, les hommes, les bestiaux, les édifices, qu'en horreur à ceux que le hasard avait épargnés, Ambiorix ne put jamais rentrer dans un pays où il avait attiré tant de désastres" (1).
(1) Ne voulant pas abuser des citations latines, pour ne pas fatiguer le lecteur, je reproduis textuellement la traduction Artaud, édit. 1860

(Livre VIII, ch. XXXVIII.) "... Arrivé chez les Carnutes, ... il demanda, pour le livrer au supplice, Gutruat, premier promoteur de la guerre... On le chercha, on l'amena... Il fut battu de verges jusqu'a ce qu'il ne donnât plus signe de vie, puis frappé de la hache".
(Livre VIII, ch. XLIV.) "... Tous ceux qui avaient porté les armes eurent les mains coupées ; on leur laissa la vie pour mieux attester le châtiment réservé aux pervers".
Napoléon 1er, cet autre César, qui n'avait pas l'âme tendre, ne peut s'empêcher de dire :
"... Le parti qu'il prit de faire couper la main "à tous les soldats était bien atroce ! ... Il fut cruel "et souvent féroce contre les gaulois".
On se demande comment il a pu faire, matériellement, pour massacrer tant de monde ?
Avec nos engins de guerre perfectionnés, nos fusils qui, à plus de deux cents mètres, peuvent tuer chacun de cinq à dix hommes à la minute, nos canons qui portent le ravage à quatre mille mètres, nos bombes, nos mitrailleuses qui fauchent les bataillons comme des champs de blé, on a bientôt fait de détruire cent mille hommes. Mais ces Romains, armés de courtes épées de bronze, longues comme des couteaux de chasse, il faut, en moyenne, qu'ils aient égorgé chacun au moins vingt Gaulois pour justifier le chiffre de morts que nous donnent Plutarque, Suétone et les Commentaires.
Enfin, Caïus Julius César, à la tête de cette armée dont il était adoré, rentra à Rome vainqueur, mais rebelle, et soulevant la guerre civile, guerre bien autrement compliquée et difficile que celle qu'il venait de terminer au dehors. Mais César était encore plus roué politique que général habile. Il avait commencé sa carrière par trahir le parti de l'aristocratie auquel il appartenait par sa naissance ; car il prétendait compter parmi ses aïeux des rois et même une déesse (1). On le vit pendant un temps entrer dans tous les plus fâcheux complots qui se tramaient à Rome. Sans conscience, de mœurs dépravées, notoirement impie, il était alors tout à fait discrédité et tellement criblé de dettes qu'il disait qu'il ne lui manquait que dix millions de sesterces pour arriver juste à n'avoir rien. On racontait que pendant son premier consulat il avait fait enlever les lingots d'or amassés au Capitole et les avait remplacés par des lingots de bronze doré. Dans sa conquête des Gaules, il avait poursuivi un triple but : Revenir avec le prestige de la victoire – s'appuyer sur une armée toute dévouée – et rapporter beaucoup d'or. Les Gaules alors étaient riches. Il ne prenait pas une ville sans la piller (2) et Plutarque dit qu'il en prit 800 (3).
(1) Il se vantait sérieusement de descendre de Vénus. (2) Suétone, Vie de César, 54. (3) Vie de César, XV.

Quant aux prisonniers, il les distribuait à ses soldats, lesquels les revendaient aux marchands d'esclaves qui suivaient l'armée.
Pendant les années difficiles qu'il eut à passer à Rome après la conquête des gaules, l'or qu'il en avait rapporté lui servit à se faire des amis, surtout dans la classe inférieure, et à se rendre populaire. Pour plaire au peuple, il fit, un jour, s'entre-tuer trois cent vingt paires de gladiateurs. Aussi arriva-t-il à être adoré. Il fut proclamé le plus clément et le plus généreux des Romains.
Enfin le moment lui parut arrivé de procéder à son triomphe, qu'il avait toujours retardé jusque-là. Cinq ans s'étaient écoulés depuis sa dernière campagne des gaules, six depuis la prise d'Alésia et du malheureux Vercingétorix ; et, comme il tenait absolument à faire figurer ce héros vaincu dans son cortège, il l'avait fait attendre depuis ce temps dans les fers.
On sait que, le lendemain de la prise d'Alésia, Vercingétorix, qui connaissant César savait qu'il allait, pour le prendre mort ou vif, lancer son armée sur les tristes débris de celle des Gaulois, résolut, pour éviter ce dernier massacre et tâcher de sauver ce qui restait des siens, de se livrer lui-même entre les mains du vainqueur. il revêtit sa plus belle armure, monta à cheval et s'en fut droit au camp de César qu'il trouva entouré de ses officiers. Il mit pied à terre, se dépouilla de ses armes et se livra aux licteurs. César le fit couvrir de chaînes et l'envoya à Rome, le réservant à son triomphe, qu'il lui fit attendre, comme nous venons de le voir, six ans dans la prison publique (1).
(1) Avec des chaînes aux pieds et au cou. (Festus s. v. Nervius.)

Enfin la fête triomphale eut lieu l'an 46 avant Jésus-Christ. Ce n'est pas sans intention que je libelle ainsi cette date ; car depuis que le christianisme s'est implanté dans les âmes, on a vu certes malheureusement encore bien des atrocités, des guerres et de tristes vengeances, mais on n'a plus vu, ce me semble, le vainqueur écraser le vaincu avec cette froide et inexorable cruauté. Je ne parle pas de l'influence de la chevalerie qui amena à le traiter avec égards, quelquefois même avec courtoisie.
Voici ce que les historiens disent de cette apothéose de César : "Le cortège entra par la porte dite Triomphale et se déploya magnifiquement par la voie Sacrée. Les rues, les places, les maisons tout enguirlandées, regorgeaient de monde ; les temples des dieux même avaient richement décoré leurs façades. En tête de la colonne marchait une troupe de musiciens donnant d'éclatantes fanfares. Puis, on voyait s'avancer un nombre considérable de chariots remplis de trophées et de butin, fructus belli ; d'autres, chargés et surchargés de monceaux de pièces d'or et d'argent, dont la vue faisait pousser à la foule des cris d'admiration. Puis, un brillant échantillon de razzias faites chez l'ennemi, un troupeau de cent vingt bœufs blancs, dont on avait doré les cornes ; puis, à la suite du butin et du bétail, les généraux vaincus, le front dérisoirement ceint d'une couronne, avec les mains liées derrière le dos, tout entourés de baladins chargés de les insulter grossièrement, à la grande joie du public. Ils marchaient à pied. Par exception, on avait placé Vercingétorix sur un brancard élevé, afin de le mieux faire voir à la foule. Après eux, se présentait une brillante pléiade d'officiers de l'armée conquérante, portant deux cent trente enseignes enlevées aux Gaulois ; ensuite, arrivaient les dignitaires de Rome, les magistrats, les sénateurs, puis enfin, entouré de licteurs, les bras et la figure enluminés de vermillon, César lui-même, dans un splendide char doré, attelé de quatre chevaux blancs marchants de front, suivi des tribuns militaires et de toute l'armée. Le défilé fut long. César arriva au Capitole et y monta aux acclamations d'une foule en délire. En même temps, les chefs vaincus étaient ramenés à la prison. On ne les avait conservés en vie que pour compléter cette belle fête romaine. On leur coupa la tête. Leurs membres furent déchirés par des crocs en fer et exposés des deux côtés des Gémonies (1), et la foule, alors tout à fait contente, applaudissait, éclairée, la nuit étant venue, par quarante éléphants chargés de candélabres".
(1) Escalier qui montait à la prison. V. Hist. nat. des Gaulois, par E. Bosc et Bonnemière.

Ami lecteur (en ce moment je m'adresse à ton cœur), qui aurais-tu voulu être, de l'habile vainqueur déifié au Capitole, ou du triste prisonnier traîné devant lui et conduit au bourreau ? Connais-tu, dans l'humanité, quelque chose de plus grand que ce héros vaincus qui s'est livré pour sauver les siens ?
Voici le portrait de César, que nous a laissé Suétone :
"Il avait la taille élevée, le teint blanc, les membres bien faits ... les yeux noirs et vifs .... D'une bonne santé, si ce n'est dans les derniers temps de sa vie, il prenait grand soin de son corps et était toujours d'une mise recherchée. Étant chauve, il fut très sensible à l'honneur que lui décernèrent le peuple et le Sénat de porter toujours une couronne de laurier" (1).
(1) Vie de César, 45.

Malgré tout son génie et l'incontestable valeur de son armée, il ne fût jamais parvenu à dompter les Gaules si elles avaient su rester unies. Sa maxime était : Etudier le faible de l'ennemi. Réfléchir mûrement. Agir vigoureusement. Le caractère inconstant et mobile des Gaulois l'avait vivement frappé. Il traite ce caractère d'infirmité morale (infirmitas). Il y revient souvent dans ses Commentaires (1).
(1) Voir notamment les livres II, - 1 - III, 10, 19 - IV, 5 et 13.

Du reste, connaisseur émérite en fait de soldats, c'est à dire de bons instruments de guerre, il enrôla successivement un grand nombre de Bellovaques dans ses légions romaines et les emmena aux guerres d'Espagne et d'Afrique, où ils se comportèrent vaillamment.
La Gaule était décimée et désarmée. Pour la maintenir sous leur obéissance, les Romains y établirent une milice cantonnée dans les positions fortes et les lieux escarpés, dans ces petits camps, dans ces burgs, dans ces châtelets : Castra, burgi, castella, clausurœ, dont parlent Ammien Marcelin et Zozime.
Ces malheureux Gaulois, qui avaient été si cruellement traités par Jules César, qui avaient eu encore beaucoup à souffrir sous ses successeurs immédiats, commencèrent à respirer et eurent même un siècle de tranquillité sous les quatre empereurs qui se suivirent, depuis Trajan jusqu'à Marc-Aurèle.
Une loi (de l'année 212 après Jésus-Christ) accorda le titre de citoyen romain à tous les habitants de l'empire. Mais les moeurs guerrières s'étaient entièrement perdues dans la race vaincue, ce qui explique la facilité avec laquelle elle s'est laissé envahir par les invasions du nord.
De toute ces nombreuses tombes gallo-romaines que nous avons interrogées sur le haut plateau de Montataire, nous faisions remarquer précédemment que pas une ne renfermait une arme.
Il nous reste à rendre compte de ce que nous avons trouvé dans les tombes franques qui sont venues se superposer en ce premier cimetière de Montataire, véritable alluvion de débris humains apportés par la mort.
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