Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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LOUIS DE MADAILLAN-LESPARRE

MARQUIS DE MONTATAIRE
(A partir de 1649)
LE GRAND CONDÉ

De son mariage avec Jeanne de Wargnies, Isaac de Madaillan avait laissé deux enfants, un fils et une fille.
La fille, personne des plus distinguées par l'esprit et le caractère, se fit religieuse. Nous aurons occasion d'en parler un peu plus loin. Le fils, comme son père et son grand-père, commença de bonne heure la carrière des armes et y débuta d'une manière brillante. Il se trouva avec le duc d'Enghien (depuis le grand Condé) aux sièges de Mardick et de Dunkerque, à Lérida et à Lens. Mardick était un fort construit par les Espagnols sur le bord de la mer, entre Dunkerque et Gravelines. Il était défendu par don Fernand de Solis et attaqué par les troupes royales françaises sous les ordres du duc d'Orléans, de Gassion et du duc d'Enghien. Il y eut quinze jours de tranchée ouverte. C'était en 1646. Montataire, encore tout jeune (il avait à peine dix-huit ans), y faisait ses premières armes. Il y assista à l'une des sorties les plus vigoureuses et les plus sanglantes dont les annales militaires de cette époque fassent mention. Le 13 août, sur les onze heures du matin, deux cents hommes d'élite avec cent pionniers, soutenus d'un bataillon de six cents hommes, s'élancèrent inopinément de la place, se ruèrent sur la tranchée même du duc d'Enghien, et culbutèrent le régiment suisse de Watteville qui la gardait en ce moment. Au bruit de la fusillade, le jeune prince accourt suivi de quelques seigneurs et officiers et de la compagnie des chevau-légers dont était Montataire.
Le duc d'Enghien les exalta par son courage : en simple pourpoint, on n'avait pas eu le temps de se cuirasser, l'épée à la main, couvert de sueur, de poussière et de fumée, le bras droit ensanglanté jusqu'au coude, les yeux étincelants, il était magnifique. Valeureusement secondé par son entourage, puis par les Suisses qui se rallièrent autour de lui, il parvint, au bout d'une heure de combat, sous le feu d'une artillerie meurtrière, à refouler le bataillon espagnol dans la place. Furent tués en cette chaude affaire La Rocheguyon, qui était un La Rochefoucauld, ami particulier du duc d'Enghien, puis le marquis de Thémines et le chevalier de Fiesque. Furent grièvement blessés le duc de Nemours, le marquis de Lhopital, Pont de Vaud et Marcillac, qui devint depuis le célèbre duc de la Rochefoucauld, auteur des Maximes. Plût à Dieu que le futur instigateur de la Fronde eût péri glorieusement ce jour-là !
Un mois après, le jeune Montataire, toujours sous les ordres du duc d'Enghien, général en chef à vingt-deux ans, se trouvait devant Dunkerque. Prendre, à travers les sables et les dunes et par la mauvaise saison qui avançait, cette ville défendue par le brave capitaine de Leyde bien accompagné et solidement soutenu, était une entreprise difficile et périlleuse. Mais Dunkerque avait alors une importance énorme. C'était l'une des villes de la monarchie espagnole les plus fortes et sans contredit la plus funeste à la France. De son port sortaient incessamment les frégates d'intrépides armateurs qui tenaient la mer et des flottes qui bloquaient l'embouchure des fleuves. Le duc d'Enghien voulut, coûte que coûte, tenter l'aventure. Le 19 septembre 1646, on commença le siège ; le 23, on ouvrit la tranchée par une pluie diluvienne, dans un terrain fangeux, sans bois pour se chauffer. Malgré tous ces obstacles, l'attaque fut menée vigoureusement. Le maréchal de Laval fut tué d'un coup de mousquet à la tête, et le maréchal comte de Chabot du dernier coup parti de la place réduite aux abois. Forcée de capituler, la garnison espagnole sortit de la ville, le 11 octobre, à huit heures du matin. Le dernier de la troupe était le vieux commandant de la place, le brave de Leyde, doyen des généraux de cette époque, qui se voyait vaincu par le plus jeune de tous. Dès qu'il aperçut le prince, il descendit de cheval et se dirigea vers lui. Le prince aussitôt mit pied à terre lui-même, ainsi que ceux de sa suite, et aborda avec les plus grands égards le vénérable capitaine. On était loin de César après la prise d'Alésia, insultant le vaincu et le gardant six ans dans un cachot pour le faire tuer le jour de son triomphe. Rien de plus noble et de plus touchant que cette entrevue. Pendant tout le défilé des troupes françaises qui allaient remplacer les Espagnols dans la ville, on remarqua que le vieux général, placé près du prince, ne cessa d'avoir les yeux fixés sur celui dans lequel il devinait un héros.
Tandis que le duc d'Enghien prenait Mardick et Dunkerque, le maréchal d'Harcourt, envoyé en Catalogne comme vice-roi, ayant voulu s'emparer de Lérida, échouait et revenait bredouille. Mazarin, l'année suivante, y expédia le duc d'Enghien, devenu prince de Condé par la mort de son père, arrivée le 26 décembre 1646. Il avait pour lieutenants le maréchal de Gramont, et Châtillon qui commandait la cavalerie. Les autres chefs de corps étaient Tavannes, Marsin, de Broglie et la Moussaye. Montataire, bien entendu, l'accompagna fidèlement avec sa compagnie. Il fut témoin d'un fait assez curieux.
Quand le jeune généralissime arriva à Barcelone, on lui fit une belle réception. Il était fort négligé de sa personne, de plus, en grand deuil, à cause de la mort de son père. Lorsque les habitants de la ville l'aperçurent avec sa figure toute jeune, ses longs cheveux épars et ce costume noir, qui était alors et qui est resté depuis celui des étudiants espagnols, la foule qui, particulièrement dans les pays méridionaux, se laisse facilement prendre aux yeux, commençait à se demander si c'était un étudiant qu'on avait envoyé pour commander l'armée et gouverner la Catalogne ? Le prince fut informé de cette mauvaise impression. Il était prompt dans ses résolutions. Il ordonna un grand carrousel dans lequel il se fit voir monté sur un cheval superbement caparaçonné, vêtu lui-même d'habits tout brodés d'or et de perles. L'effet ne manqua pas. Les Catalans déclarèrent que leur nouveau vice-roi était incomparable et avait l'air d'un demi-dieu.
Le 14 mai 1647, le prince se présenta devant Lérida et put se convaincre, de ses propres yeux, qu'on ne lui avait pas donné une tâche facile. Lérida, rempart presque inexpugnable des royaumes de Valence et d'Aragon, est situé sur un roc et était muni d'une très forte artillerie. Habitué par Rocroy, Fribourg et Dunkerque à tenter l'impossible et à toujours réussir, Condé, le 27 mai, fit ouvrir la tranchée au son des violons, suivant la vieille coutume espagnole.
Le gouverneur, don Gregorio Brice, ne donna pas signe de vie. C'était, dit le maréchal de Gramont en ses Mémoires, un de ces Espagnols de la vieille roche, vaillant comme le Cid, fier comme tous les Guzman ensemble, et plus galant que tous les Abencerrages de Grenade. " La nuit venue, raconte-t-il, nous voilà tous à goguenarder, nos violons à jouer des airs tendres, et grande chère partout. Dieu sait les brocards qu'on jetait au pauvre gouverneur et à sa fraise que nous nous promettions de prendre l'un et l'autre dans les vingt-quatre heures. Cela se passait dans la tranchée d'où nous entendîmes un cri de mauvaise augure et qui se répéta deux ou trois fois : " Alerte à la muraille ! " Ce cri fut suivi d'une salve de canon et de mousqueterie, et cette salve, d'une vigoureuse sortie, qui, après avoir culbuté la tranchée, nous mena battant jusqu'à notre grand'garde.
" Le lendemain, Gregorio Brice envoya par un trompette des présents de glaces et de fruits à M. le Prince, priant bien humblement Son Altesse de l'excuser s'il n'avait pas de violons pour répondre à la sérénade qu'il avait eu la bonté de lui donner ; mais que, s'il avait pour agréable la musique de la nuit précédente, il tâcherait de la faire durer tant qu'il lui ferait l'honneur de rester devant sa place… Le bourreau nous tint parole ; et dès que nous entendions : " Alerte à la muraille ! " nous n'avions qu'à compter sur une sortie qui nettoyait la tranchée, comblait nos travaux, et qui tuait ce que nous avions de meilleur en soldats et en officiers. "
L'armée se fatiguait, s'exténuait en efforts impuissants. Mazarin, dit-on, la laissait volontairement manquer de vivres et de munitions ; si bien qu'au bout d'un mois, après avoir perdu beaucoup de monde, Condé désespéré dut faire comme le maréchal d'Harcourt et lever le siège. Ce fut son premier échec ; il lui fut très sensible ; mais aux yeux des hommes compétents, ne lui fit pas grand tort.
Il prit , du reste, sa revanche, l'année suivante, à la célèbre bataille de Lens, où il fut merveilleux non seulement d'intrépidité (il chargea douze fois), mais de sang-froid et d'habileté. Ce fut une terrible mêlée, corps à corps, où la victoire fut longtemps disputée et où il se fit des prodiges de valeur. La victoire, cette fois, fut complète et amena le traité de Westphalie (1).
(1) C'est ce traité qui a jeté les premières bases de ce qu'on est convenu d'appeler équilibre européen, équilibre auquel avaient aspiré Henri IV, Sully et Richelieu, auquel travaillait Mazarin, aidé quelque temps par les triomphes de Condé et de Turenne et que compromit Louis XIV lorsqu'il vint à exagérer sa politique à l'extérieur, comme le principe d'autorité à l'intérieur.

Montataire, bien entendu, se trouva à cette affaire avec la compagnie du prince de Condé. Il paya si bravement de sa personne qu'il reçut trois blessures, dont l'une le laissa estropié au bras pour le reste de ses jours. Le prince qui l'avait vu à l'œuvre déclara qu'il avait, pour sa part, contribué énergiquement au succès de cette journée.
Un brevet du 25 janvier 1649 conférait au marquis de Montataire la charge de commandant de la compagnie de chevau-légers sous les ordres de Louis de Bourbon, prince de Condé, et, à l'âge de vingt-deux ans, il était maréchal de camp.
Il eut le bon esprit de ne pas accompagner le prince dans sa sortie de France et dans ses fâcheuses campagnes sous le drapeau espagnol.
Mais avant cette regrettable équipée et après la réconciliation, il eut avec lui de nombreux rapports et comme commandant sa compagnie et un peu comme voisin, Montataire se trouvant peu distant de Chantilly.
L'existence du grand Condé se partage en trois phases bien distinctes.
Dans la première se révèle, presque inopinément (1), le merveilleux héros vainqueur de Rocroy, de Fribourg, de Dunkerque et de Lens. (
1) Quand, en 1642, il fut, n'ayant pas même vingt-deux ans, nommé général en chef de l'armée de Flandre, il y eut un moment de stupeur et un murmure universel que la bataille de Rocroy changea bientôt en une admiration sans pareille.

Dans la seconde, l'astre brillant s'éclipse assez tristement.
Dans la troisième, retour, soumission, vie correcte, tranquille, pleine de véritable grandeur.
Nous retrouvons, en parcourant les archives de Montataire, sur chacune de ces trois époques, quelques traits qu'on nous saura gré de rappeler comme peignant d'après nature ce type de héros dont le nom est certainement fort populaire, mais qui est, au fond, très peu connu.
En France, la multitude ne le voit que d'après ses statues, jetant, d'un geste magnifique, son bâton de commandement dans les lignes de Fribourg, en disant à ses soldats de le lui rapporter. Or il ne paraît pas avoir jamais fait cela. Aucun contemporain n'en parle. Il n'a pas jeté son bâton dans les lignes ennemies ; il a fait mieux, il y est entré lui-même – comme Jeanne d'Arc dans les Anglais. – C'est probablement encore une de ces légendes un peu théâtrales qui chez nous s'acceptent volontiers et finissent, grâce à la peinture et à la sculpture de convention, par devenir de l'histoire et être préférées obstinément à la vérité.
Il n'est véritablement pas besoin d'inventer pour intéresser avec la vie de Condé. Quelle étude il y aurait à faire du petit coin tendre et sentimental de ce grand cœur si fortement cuirassé par la guerre ! Et quel gracieux roman que celui de ses amours avec la douce et pure du Vigean, pendant cinq ans, de 1640 à 1645.
La mère du duc d'Enghien avait été cette admirablement belle Charlotte de Montmorency, sœur de l'infortuné Henri II de Montmorency, qui, par suite d'un deuil fatal, avait apporté des biens considérables dans la maison de Condé. Elle tenait grandement, non seulement l'hôtel de Condé (1), qui rivalisait avec l'hôtel de Rambouillet, à Paris, mais toutes ces remarquables résidences de Chantilly, Laversine, Méru, l'Isle-Adam, dont il ne reste plus qu'une seule. On y menait une charmante vie de château, entremêlée des plaisirs de l'esprit, des distractions champêtres et de la galanterie chevaleresque à la mode de cette époque. Là se réunissaient autour de la princesse, belle encore malgré son âge, et de ses enfants le duc d'Enghien et Mlle de Bourbon, depuis duchesse de Longueville, le duc de Nemours, les Coligny, les Larochefoucauld, Chabot, qui épousa plus tard la riche héritière des Rohan, Laval, fils de la marquise de Sablé, le poète Voiture et, en fait de femmes, la marquise de Sablé et les cinq amies de Mlle de Bourbon, les Bouteville, ses cousines, Mlle de Rambouillet et les demoiselles du Vigean.
(1) Cet hôtel, qui a complètement disparu depuis, était situé au fond du faubourg Saint-Germain, à peu près à la place qu'occupe aujourd'hui l'Odéon, et remplissait, avec ses jardins et dépendances, tout l'espace compris entre les rues de Vaugirard, de Condé et des Fossés-Monsieur-le-Prince.

Celles-ci habitaient une jolie maison de campagne près de Montmorency, avec leur mère Anne de Neubourg, amie de la duchesse d'Aiguillon, et qui avait épousé le baron du Vigean (1). Elles y recevaient fort bonne compagnie, entre autres la princesse de Condé et ses enfants, et venaient à Chantilly.
(1) François Poussart, baron du Vigean, marquis de Fors, d'une famille peu connue. On trouve dans les mémoires de Castelnau (t. III, p. 183) que le père de M. du Vigean, Charles Poussart, chevalier, seigneur de Fors, avait épousé Esther de Pons (d'argent à la fasce bandée d'or et de gueules de six pièces), dame du Vigean, qui lui avait apporté ce domaine dont il prit le nom. Sa femme était fille de Rolland de Neubourg, seigneur de Sarcelles, maître des comptes. Ils eurent deux filles et un fils, le marquis de Fors, qui épousa une demoiselle de Nettancourt-Vaubécourt. Les armes de Poussart étaient d'azur à trois soleils d'or.

C'est à Mme du Vigean que Voiture adressait ces vers : Baronne pleine de douceur,
Etes-vous mère, êtes-vous sœur
De ces deux belles si gentilles
Qu'on dit vos filles ? Ces deux sœurs étaient en effet charmantes. La plus jeune avait à peu près l'âge de Mlle de Bourbon. Elle s'appelait Marthe, avait l'esprit très cultivé et était d'une grande beauté et séduisante et sympathique à plaisir. Le duc d'Enghien en devint amoureux. Quoiqu'il fût alors de mœurs plus que légères, il s'éprit très profondément de cette pure et douce jeune fille dont Voiture disait : Sans savoir ce qu'est amour
Ses beaux yeux le mettent au jour,
Et partout elle le fait naître,
Sans le connaître. Elle finit cependant par le connaître. Il était difficile qu'elle demeurât insensible à la passion si tendre, si respectueuse, si constante de ce brillant jeune prince. Elle se mit à l'aimer très sincèrement, mais en toute honnêteté et bienséance. Comme elle plaisait à la princesse mère et qu'elle était fort riche, il se figura qu'on le laisserait l'épouser. Mais il comptait sans le cardinal de Richelieu qui, arrivé au faîte de la puissance, voulait une alliance de sang royal. On fit entendre au jeune duc d'Enghien qu'on lui destinait une nièce du cardinal, fort bien faite et fort bien dotée, Claire-Clémence de Maillé-Brézé, fille d'Urbain de Maillé-Brézé, pair, maréchal de France, etc., et de Nicole du Plessis-Richelieu. Il refusa net. Le cardinal fronça le sourcil. Le père du duc d'Enghien, qui de très indépendant était devenu très politique, exigea impérieusement.
Le mariage se fit le 11 février 1641. Richelieu dépensa un million pour les fêtes, qui eurent lieu dans son hôtel. Désolé, le duc d'Enghien tomba malade, partit convalescent pour l'armée, revint victorieux et plus amoureux que jamais. Le cardinal était mort (décembre 1642), le jeune prince voulait absolument faire rompre son mariage pour épouser Mlle du Vigean. Celle-ci, toute émue, confia naïvement ce projet à la duchesse de Longueville, qui n'eut rien de plus pressé que de tout conter au prince de Condé. Celui-ci tempêta violemment, et, comme il n'y avait rien à reprocher à la pauvre Clémence de Maillé, le projet dut être abandonné. Mais la passion continuait toujours. Le duc d'Enghien aimait tant cette jeune fille restée modeste et vertueuse qu'il ne pouvait, lui, ce jeune guerrier si fougueux, si fier, si indomptable, s'éloigner d'elle sans pleurer. Quand il partit pour la campagne de Nordlingen (1645), il s'évanouit en faisant ses adieux. Victorieux, cette fois encore, sur le champs de bataille, mais blessé, il tomba de nouveau gravement malade. On lui tira beaucoup de sang.
Il fit des réflexions tristes, graves, sérieuses. Quand il revint à lui, son amour avait pris fin.
Mlle du Vigean ne poussa pas les hauts cris, et ne fit pas d'esclandre, ne se plaignit même pas. Mais, comme plus tard La Vallière – La Vallière, moins la faute, - elle dit qu'elle ne voulait plus aimer et servir que Dieu seul, et se fit carmélite (1647). Elle fit profession au bout de deux ans de noviciat, en 1649, et s'ensevelit profondément dans le cloître, où elle donna le plus touchant exemple de l'humilité et de toutes les vertus religieuses. Elle écrivait à Mme de Sablé : " Il ne faut, s'il vous plait, plus mettre dessus vos lettres que : Pour ma sœur Marthe de Jésus. " Elle mourut le 25 avril 1665.
Qui peut dire ce qu'il fût advenu si, au lieu d'être marié contre son gré à une personne qui, bien que sage et digne d'affection (1), n'eut aucune influence sur lui parce qu'il en aimait une autre et parce qu'elle était nièce de Richelieu qu'il détestait, il eût épousé cette douce et angélique jeune fille qu'il adorait et qui eût pu servir de boussole à cette grande âme, laquelle, hors les champs de bataille, ne savait pas se conduire ? si, prudemment conseillé, comprenant son rôle de premier prince du sang, fidèle à lui-même et à la royauté, il avait, de Lens à Senef, de 1648 à 1675, d'accord avec Turenne, Mazarin et Louis XIV, dépensé pour son pays cette fougue de génie militaire qu'il s'en fut livrer aux ennemis de la France ?…
(1) Clémence de Maillé-Brézé eût certainement mérité moins d'indifférence. Sœur de cet héroïque amiral de Brézé qui fut tué en gagnant sa quatrième victoire navale, elle se dévoua elle-même avec un grand cœur à la cause de son mari lorsqu'il fut mené prisonnier à Vincennes (janvier1650). Elle enleva courageusement son jeune fils de Chantilly, et le conduisit, à travers mille obstacles, à Bordeaux, où, aidée du duc de Bouillon, frère aîné de Turenne et de la Rochefoucauld, elle fit relever les fortifications de la ville et tint tête aux troupes qui venaient l'assiéger.
Lorsque Dalencé, chirurgien du grand Condé, vint lui apprendre, à Vincennes, le dévouement et les exploits de la princesse, il était occupé à arroser des œillets ; il se contenta de dire : " Dalencé, mon ami, aurais-tu jamais pensé que ma femme ferait la guerre pendant que j'arroserais mon jardin ? " Il existe trois portraits des trois princesses guerrières de cette époque, représentées en Pallas avec casque et cuirasse : la duchesse de Montpensier, qui se jeta dans la Fronde par caprice ambitieux ; la duchesse de Longueville, par amour pour La Rochefoucauld ; la princesse de Condé, par dévouement pour son mari. Ce dernier portrait, signé de Sève, un des peintres de la cour, est fort beau. Il est conservé à Montataire où il figure sur la cheminée de la bibliothèque.

Abandonné à lui-même ou se laissant nerveusement entraîner, au gré du caprice ou de la passion, par ceux qui avaient intérêt à l'égarer, n'aimant plus personne, ne sachant plus se faire aimer, se faisant au contraire détester, devenu à la Cour impossible et jugé dangereux, il contribua à jeter dans la Fronde, par ses railleries, sa sœur, la duchesse de Longueville, et son jeune frère, le prince de Conty. Lorsqu'il apprit leur défection, il se mit dans une si furieuse colère, que personne n'osait plus l'aborder. Bien peu de temps après, il faisait comme eux, et bien pire qu'eux. Il donnait la main à l'étranger et s'en allait soulever contre son roi la province de Guienne, dont il venait d'obtenir le gouvernement.
Quand, en 1651, s'acheminant vers Bordeaux, il franchit la Loire qui était son Rubicon, il voulut, en passant, visiter le champ de bataille de Jarnac où avait péri son bisaïeul, Louis 1er, prince de Condé, en combattant, comme il allait le faire, contre les troupes royales. Dans un mouvement qu'il fit, l'épée de Condé sortit de son baudrier et tomba à terre. Ce mauvais présage fut remarqué de ceux qui l'entouraient. A partir de ce moment, rien ne lui réussit. Il échoua à Cognac, à Miradoux, à Auvillars. – Rebuté de ce côté, il retraversa, en secret et déguisé, une partie de la France, pour aller prendre le commandement de l'armée de la Fronde, près d'Orléans. Les incidents de ce voyage sont curieux. Il s'agissait de parcourir cent vingt lieues, sans relais et sans changer de chevaux, dans un pays qui tenait pour le roi et où il fallait, à tout prix, ne pas être reconnu. Le prince était accompagné de MM. de La Rochefoucauld, de Lévis, de Chavagnac, de Gourville et de Guitaut. On avait pris des noms d'emprunt. On marchait tantôt le jour, tantôt la nuit, ne s'arrêtant, autant que possible, que dans des lieux écartés, par conséquent dans de très mauvais gîtes où l'on arrivait excédé de fatigue.
Le prince, pour n'être pas reconnu, s'était donné le rôle le plus humble : c'est lui qui faisait le courrier. Un soir, on arrive dans un cabaret de village, où il ne se trouvait pour tous vivres que du pain et des œufs. L'hôtesse ahurie dit au courrier : " Allons, mon ami, rendez-vous bon à quelque chose et, pendant que je prépare les chambres, faites l'omelette. " Il se mit à l'œuvre, mais manqua tellement l'opération, que l'hôtesse furieuse l'eût volontiers battu.
Le lendemain, on s'était arrêté dans une petite auberge pour donner l'avoine aux chevaux. Quand ils eurent fini, le maître de l'établissement lui dit : " Camarade, ces messieurs paraissent pressés ; aidez-moi donc à brider les chevaux. " Le faux courrier s'empressa d'acquiescer à ce désir ; mais la manière dont il s'y prit lui valut un chapelet d'épithètes telles qu'il aurait pu dire comme le Régent à Dubois : " Mais, sacrebleu ! mon cher, vous me déguisez trop ! " Enfin, le jour d'après, ne trouvant pas d'auberge, on alla, sous prétexte d'acheter des chevaux, frapper à la porte d'un gentilhomme qui, trouvant ses acheteurs à son gré, les retint à dîner. Tout le long du repas, il égaya la conversation d'anecdotes sur la Cour et la ville, dont plusieurs touchaient d'assez près le prince et lui prouvaient que son incognito était resté aussi complet que possible.
Peu de temps après, vaincu par Turenne à Gien et à Etampes, il livrait près Paris ce fameux combat du faubourg Saint-Antoine (2 Juillet 1652) qui dura du matin jusqu'au soir, où, entouré d'une cinquantaine d'hommes dévoués, il se battit comme un lion, et où il aurait infailliblement succombé si Mlle de Montpensier, qui s'était prise d'une belle passion pour lui, n'avait imaginé, par un trait d'audace inouï, de monter sur les tours de la Bastille et de faire tirer le canon sur les troupes du roi. Après avoir porté ce vigoureux secours au prince de Condé, elle désira le voir et le fit prévenir qu'elle se tenait dans une maison voisine de la Bastille. Elle raconte elle-même l'entrevue dans ses Mémoires :
" Il était, dit-elle, dans un état pitoyable. Il avait deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux tout mêlés, son collet et sa chemise étaient pleins de sang, quoiqu'il n'eût pas été blessé… Sa cuirasse était pleine de coups, et il tenait son épée nue à la main, ayant perdu le fourreau. " Vous voyez, me dit-il, un homme au désespoir ; j'ai perdu tous mes amis, MM. de Nemours, de La Rochefoucauld, de Clinchamps, tous blessés à mort… " Il était tout à fait affligé… il se jeta sur un siège ; il pleurait et me disait : " Pardonnez à la douleur où je suis ! "
Le 25 novembre 1652, il acceptait le titre de généralissime des armées espagnoles, et quittait l'écharpe française pour revêtir les couleurs de l'ennemi. Un arrêt du Parlement le déclarait criminel de lèse-majesté. Il reprit, hélas ! Rocroy, non plus cette fois sur les Espagnols ; mais heureusement il ne réussit pas contre sa patrie comme il l'avait fait en la servant glorieusement. Obligé de se conformer, contre son gré, aux avis de don Juan d'Autriche qu'on lui avait adjoint, il fut définitivement vaincu par Turenne à la bataille des Dunes, le 14 juin 1658. On raconte qu'une heure avant la bataille, ayant près de lui un jeune prince anglais, fils de Charles 1er, qui fut plus tard le roi Jacques II, il lui dit : " Avez-vous jamais vu une bataille ? – Pas encore, répondit le jeune homme. – Eh bien ! vous allez voir dans quelques instants comment on en perd une. " Cela ne manqua pas. La déroute fut complète.
Découragé, ennuyé, dégoûté, Condé fit sa soumission, et traversa de nouveau la France (1), mais cette fois, repentant et déclarant qu'il voudrait pouvoir racheter de son sang sa coupable rébellion. Le jeune Louis XIV, à qui il demandait, un genou en terre, le pardon de ses fautes, et qui s'exerçait déjà en ces occasions à remplir son rôle de grand roi, lui répondit : " Mon cousin, après les éminents services que vous avez rendus à ma couronne, j'aurais mauvaise grâce à me rappeler un mal qui n'a causé de dommage qu'à vous-même. "
(1) Le roi était alors en Provence.

C'est à partir de cette époque, qu'après plusieurs dernières campagnes la plupart glorieuses, devenu vieux, guéri de l'ambition, mais pris par la goutte, il se retira à Chantilly qu'il aimait et qui lui rappelait les fraîches impressions de sa jeunesse.
Il se mit à l'embellir et y fit venir Lenôtre ; tout son désir était d'imiter et, si faire se pouvait, dépasser Versailles qui était alors l'idéal du beau. On y prodigua les bassins, les cascades, les fontaines, les jets d'eau, les statues et les inscriptions. On sait comme il y reçut Louis XIV et toute la Cour, qu'il traita grandement pendant deux jours et deux nuits. C'est son fils, duc d'Enghien d'alors, qui avait organisé la fête. On avait mis partout, dans les bosquets, des tentes avec tables servies et des musiciens jouant de leurs instruments.
La Cour fit quatre repas. Cela coûta deux cent mille francs. Les revenus de Chantilly (1) étaient alors de quatorze ou quinze mille livres, ce qui représente une grosse somme d'aujourd'hui. Mais ces revenus, comme les autres, étaient absorbés d'avance. Condé avait de vieilles dettes contractées dans les diverses circonstances de son existence mouvementée. C'étaient avec la goutte, les deux tourments de sa vie. Mais il arrivait parfois, comme par miracle, racontait-il gaiement, que l'un faisait instantanément disparaître l'autre. Quand, sortant de son appartement, se traînant appuyé sur deux bras, il apercevait tout à coup dans la grande galerie, ainsi que cela se reproduisait à certaines époques, l'armée de ses créanciers respectueusement rangée sur deux lignes, il retrouvait tout à coup l'usage de ses jambes pour passer aussi vivement que possible devant ce front de bataille, le seul qui lui eût jamais fait peur.
(1) La forêt contenait 7,600 arpents.

Il ne vivait plus que de lait et était, avec l'âge, devenu affable, populaire et bon chrétien.
Il mourut à soixante-cinq ans, le 11 décembre 1686.
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