Histoire d'un vieux château de France -
Monographie du château de Montataire
par le baron de Condé

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LES LA TOURNELLE

SEIGNEURS DE MONTATAIRE
(XIIIe siècle)

Le fils aîné de Rogues de la Tournelle et de Mathilde de Clermont, Robert (Robertus de Tornella), est mentionné, dès l'année 1177, dans un acte de donation fait par le comte Raoul aux religieux de Froidmont (1).
(1) Cartulaire de Froidmond. Manuscrits de la Bibl. nat., cot. 5471, p. 260.

Nous l'avons vu figurer également dans la charte d'affranchissement de 1197, comme ayant juré cette charte avec Louis, comte de Blois et de Clermont : "Et jurèrent (avec le comte) Gui de "Campdavène, Robers de la Tournelle, Arnous"de Ronquerolles, Hues de Lis, Raoul de Warti… "(1), etc".
(1) Bibl. nat., fonds français, Mss. 9493, 5, 5, A. f. 115 et 116.

En 1201, il eut l'honneur d'être un des trois garants du contrat de mariage de Mahaut, fille unique du comte de Boulogne, avec Philippe dit Hurepel, fils du roi Philippe-Auguste. Ses deux autres témoins étaient ses cousins Guy de Senlis et Raoul de Clermont-Ailly (1).
(1) Lépinois, p. 60.

On a de lui une charte du mois d'août 1209 portant abandon et remise au prieuré de Saint-Leu-d'Esserent du péage des prés de Montataire tenus par ledit prieuré (1). L'acte est en latin ; il y est appelé Robertus de Torricula.
(1) Archives du département de l'Oise, série H, prieuré de Saint-leu-d'Esserent.

On trouve dans le recueil des notes de Dom Grenier (1) un assez curieux passage de l'Histoire et antiquitez du diocèse de Beauvais, recueilli par lui et qui doit prendre place ici comme s'appliquant sans doute à un parent de Robert de la Tournelle :
(1) T. XIII.

"En l'an 1212……… s'esmut une grande discussion entre notre évêque Philippe et les maires et eschevins de la cité de Beauvais, à cause qu'ils avoient fait ruiner et desmolir l'hostel d'un gentilhomme nommé Enguerrand de la Tournelle sur lequel ils n'avoient aucune juridiction n'estant leur communier ni iusticiable. Cause pour quoy, ledit sieur Evesque les fit appeler en sa iustice, en laquelle iceux n'ayans voulu respondre, fut ordonné qu'un duel se feroit pour décider et terminer le différent ; et pour ce, les lices furent dressées hors la ville, vers le forsbourg de Saint-Quentin où l'évesque envoya un champion… mais l'arrivée du Roy fit cesser le combat et différent".
Dès le commencement du XIIIe siècle, les aînés de la Tournelle prirent le nom de leur fief de Montataire. En 1213, Pierre de Montataire fit don d'une terre à l'église de Froidmont. L'acte passé à ce sujet mentionne, comme témoins, Ascelina, mère du seigneur de Montataire, ses frères Jean, Guilelme, Yves et ses sœurs Marie, Aeliza et Hélicinde.
Cet acte fut fait en présence de Catherine, comtesse de Blois et de Clermont, parente des la Tournelle, et promulgué par elle. Nous en reproduisons ci-dessous la teneur (1).
(1) Ego Catharina, comtissa Blecensis et Clarimontis notum quod Petrus de Montathere in meâ presentiâ dedit ecclesiæ Frigidimontis quamdam terram suam sitam apud novies 26 minas continentem. Hoc laudaverunt et concesserunt Ascelina mater ipsius, fratres quoque ejus Johannes, Guilelmus, Yvo et sorores Maria, Æliza et Helicindis, quod etiam volo et confirmo. Actum, anno dmi MCCXIII. Mss Biblioth. nat., cot. 5471, p. 313.

Le roi Philippe-Auguste fit dresser, en 1218, un état de fiefs du comté de Clermont. D'après cet état, 21 fiefs relevaient alors de la châtellenie de Creil. Parmi les seigneurs cités comme tenant ces fiefs figure Renaldus de Montatère (1).
(1) Cartulaire de Philippe-Auguste. - D. Grenier, t. IV. - Comte de Luçay, p. 46. - Mathon, Hist. de Creil, p. 27.

Pénétré, comme plusieurs de ses prédécesseurs dont nous avons eu occasion de parler, du vrai sentiment de sa mission, ce roi travaillait énergiquement à refaire la grande unité nationale. Les princes étrangers prirent ombrage de ses constants efforts. Ils lui prêtaient l'ambition de vouloir reconstituer l'empire de Charlemagne.
Ils se coalisèrent contre lui, avec quelques grands vassaux mécontents, et organisèrent une formidable ligue composée du roi Jean d'Angleterre, de l'empereur Othon, des puissants comtes de Flandres et de Brabant, de Boulogne, de Bar et de Namur.
Tous ensemble, ils étaient tellement assurés du succès que, d'avance, ils s'étaient partagé le royaume de France.
Philippe-Auguste convoqua le ban et l'arrière-ban de se fidèles.
Les seigneurs de l'Ile-de-France, de la Picardie, de l'Artois, répondirent avec un grand entrain à son appel.
Le 10 juillet 1214, l'armée se réunit à Péronne. On y comptait cinq mille chevaliers, cinquante mille servants d'armes et trente cinq mille bourgeois et communiers armés de masses, de haches, d'arcs, d'arbalètes et de piques.
Le 27 juillet se livrait la fameuse bataille de Bouvines, l'une des plus glorieuses de notre histoire, et, à coup sûr, des plus nationales par le concours unanime et énergique de toutes les forces vives du pays agissant dans cette même pensée : sauver la France. Le roi paya valeureusement de sa personne et fut blessé. Le gros de la nation, bourgeois armés, braves milices du Nord, piquiers picards, firent merveille et contribuèrent puissamment au gain de la bataille. Le clergé, par une exception que l'on ne saurait avoir le courage de blâmer, fut entraîné à prendre part à l'affaire. Ce fut Garin ou Guérin, hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, qui fut chargé de ranger l'armée française en bataille. Il venait, depuis peu, d'être nommé évêque de Senlis. Philippe de Dreux, évêque et comte de Beauvais, armé d'une masse de fer, pénétrait dans les rangs ennemis et y assommait Etienne Longue-Epée et le comte Salisbury, frère naturel du roi d'Angleterre.
Quant à la chevalerie, pas n'est besoin de dire qu'elle fit des prodiges de valeur. Se trouvaient à cette bataille trois la Tournelle : Robert, Raoul et Pierre, seigneur de Montataire, leur cousin Raoul de Clermont-Ailly, le boutellier de Senlis, le comte de Dammartin, le châtelain de Mello, le comte Jean de Beaumont, petit-fils de ce Mathieu dont nous avons vu plus haut les aventures, Enguerrand de Coucy, Thomas et Robert de Coucy, Valon de Montigny, le châtelain de Milly, Pierre et Guillaume de Milly portant bannière, les comtes de Ponthieu et de Soissons, le vidame de Picquigny, Thomas de Saint-Valéry, et, parmi ceux d'Artois, Baudoin de Créquy, Guillaume de Béthune et le comte de Saint-Pol.
Quelque hostile que l'on puisse être à la monarchie, on doit convenir que nos vieux rois n'étaient pas avares de leur sang sur les champs de bataille. Philippe-Auguste est blessé à Bouvines. - En remontant un peu, on voit Louis VI blessé à Ivry, en 1129, à Amiens en 1115. - Le roi Robert tué à la bataille de Soissons en 923. - Robert le fort blessé en 862, tué en 866. En redescendant, on trouve Philippe le bel, blessé à Mons-en-Puelle, en 1304. - Philippe de Valois, blessé deux fois à la bataille de Crécy, en 1346. - Jean le Bon, deux fois aussi à la bataille de Poitiers en 1356. - François Ier, deux fois à la bataille de Paris, en 1525. - Henry IV blessé au combat d'Aumale, en 1592.
Soixante-neuf princes de la maison de France ont été tués ou blessés en combattant : Quarante-deux descendants de Robert le Fort sont morts sur le champ de bataille (1).
(1) Duc d'Aumale, Hist. des princes de Condé. - Amédée Rénée, Princes militaires de la maison de France.

Revenons aux vieilles chartes et actes de donation inscrits aux cartulaires des abbayes qui, avec les batailles, rappellent seuls l'existence, tour à tour guerroyante et pieuse, des hommes d'armes de cette époque. Dom Grenier trouve dans un de ces actes que Jean de Montathère était, en l'année 1235, religieux de la collégiale de Saint-Quentin, en Vermandois. Au mois de janvier 1240, Jean de la Tournelle, chevalier, fils du seigneur Robert le Vieux, frère du seigneur Robert le Jeune, avec l'assentiment de son frère Renaud et de ses autres parents, fait une donation, à prendre sur ses terres de Montathère, à l'église de Saint-Leu d'Esserent dans laquelle il a choisi sa sépulture près de son père et de son frère (1).
(1) Archives de l'Oise, à Beauvais, série H. Prieuré de Saint-Leu et Cartulaire de Saint-Leu, p. 54.

Au mois de mai 1249, Renaud de la Tournelle (Reginaldus de Turricula), chevalier seigneur de Montataire (dominus de Montethare), fait à la même église une autre donation en argent pour le repos des âmes de son père et de sa mère, et principalement pour la célébration de l'anniversaire de sa mère, payable à la Toussaint, sur son domaine (mairie) de Montataire (Majoria mea de Montetharœ) (1).
(1) Archives de l'Oise, série H. Prieuré de Saint-Leu.

Au mois d'avril 1254, Renaud de la Tournelle, chevalier seigneur de Montataire et de Rotheleu, fait une donation à l'église du Paraclet.
Il était fils aîné de Robert de la Tournelle, dont le sceau représente un chevalier portant sur son écu cinq tours posées 2, 2 et 1.
La femme de Renaud de Montataire s'appelait Helvie et était veuve de lui en 1256 (1).
(1) Archives de Montataire et Inventaire des sceaux de Picardie, par Demay, n° 633.

En mars 1256 : "Je Renaus de la Tornele, chevalier, sire de Monthatère…, donne à Saint-Leu vignes, etc., por faire men anniversaire" (1).
(1) Cartulaire de Saint-Leu, p. 54.

Même date. "Je Hélouïs, iadis famme moncegnur Robert de Bove, fais sçavoir à tous cez qui ces lettres verront que ie ai donné à l'église moncegnur Sain Leu ma part des prés que nous conquesimes entre moi et moncegnur Renaut de la Tornele moncegnur, en le pré de Montatère et ces près ai-je donné por fere mon anniversaire chaque an. Et por ce… ai-je celées ces lettres de mon ceel… l'an de l'Incarnation nostre Cegnur mil et 200 et 56, au mois de mars" (1).
(1) Ibid. et Archives de l'Oise, H, prieuré de Saint-Leu.

Enfin, en l'année 1259, Hélissende de Montataire, que nous avons vu figurer avec ses frères et sœurs dans un acte de 1213, qui, depuis, avait épousé un seigneur de Audeguy, en était veuve sans enfants et se trouvait probablement l'héritière des derniers la Tournelle de Montataire, fit don au prieuré de l'abbaye de Royaumont, sis dans le village de Montataire, du cinquième des biens qu'elle possédait audit lieu (1).
(1) Archives du château de Montataire.

Ce petit prieuré dont les commencements avaient été fort modestes, qui avait été fondé, comme celui de Saint-Léonard, par la générosité des seigneurs de Montataire, et auquel l'importante donation de Hélissende apportait un accroissement considérable, devait causer, par la suite, beaucoup d'ennuis aux successeurs de ceux qui avaient été ses premiers bienfaiteurs.
Il faut dire que la maison mère, la célèbre et royale abbaye de Royaumont, forte de ses hautes relations et de son influence, lui donnait bien un peu l'exemple des ambitieuses aspirations. Au commencement du XVe siècle (1400-1412), Bertrand de Bagneux ou des Bains (de Balneolis) se mit en conflit avec l'évêque de Beauvais, Pierre de Savoisy, qui, suivant les précédents, avait procédé à la nomination du chapelain de Saint-Nicolas au Prieuré de Royaumont, à Montataire, et y avait envoyé Etienne de Foresta. Les religieux, de leur côté, en avaient nommé un autre, appelé Hugon Rotelli. De là, inextricables difficultés et controverse interminable (1).
(1) Hist. de Royaumont, par l'abbé Duclos, t. 1, p. 489.

Au bout de quatre-vingts ans la discussion continuait encore. Jean de Merré, alors abbé de Royaumont, obtint du Pape, en 1490, une bulle qui le soustrayait à l'autorité de l'évêque.
Les religieux du prieuré de Royaumont, à Montataire, avaient érigé leur domaine en fief féodal, avec droit de justice sur une partie du bourg. Ce droit était indiqué par une fourche patibulaire ; mais ils désiraient en posséder trois : haute, basse et moyenne justice. Jean de Merré fit des démarches auprès du roi Charles VIII ; tout ce qu'il put obtenir, le 4 février 1493, ce fut une fourche à deux piliers (1).
(1) Hist. de Royaumont, II, p. 46-47.

Encouragés par ce demi-succès, ces messieurs, qui avaient fini par oublier tout à fait l'esprit de leur institution, imaginèrent de s'intituler Seigneurs de Montataire.
Il fallut en venir à un procès, à la suite duquel un arrêt du Parlement, du 17 mai 1679, leur enjoignit de ne prendre, à l'avenir, que la qualité de seigneurs de leur fief de Royaumont dans Montataire (1).
(1) On trouve aux archives de Montataire les volumineuses pièces de ce procès, et l'arrêt qui fut imprimé, distribué et affiché partout, afin que personne n'en ignore.

Supprimé vers la fin du siècle dernier, ce petit prieuré remuant et batailleur devint une simple ferme dont les bâtiments massifs ne manquaient pas de style et dont une partie subsista jusqu'en 1825. En voici le croquis pris avant sa complète disparition.

Prieuré Saint-Léonard

On y remarque deux tourelles en nid d'aronde à cheval sur des contreforts, comme à la vieille porte d'entrée du prieuré de Saint-Leu d'Esserent laquelle, jusqu'à présent du moins, a échappé à la destruction.
Revendus en 1825, ces restes du prieuré de Royaumont furent achetés par un sieur Breton qui, bien entendu, n'eut rien de plus pressé que de les démolir, et qui trouva dans les substructions ces tuiles romaines à rebord dont il a été question au deuxième chapitre du présent volume.
Toutes les générosités faites aux prieurés de Royaumont, de Saint-Léonard, de Saint-Leu, n'empêchèrent pas les la Tournelle de s'occuper de leur propre église, la collégiale de Montataire.
C'est à eux que l'on doit le beau sanctuaire qu'ils ont élevé, en la seconde moitié du XIIIe siècle, dans cet admirable style de saint Louis et de Philippe le Hardi qui fut l'apogée de l'art ogival.
Par suite de cette troisième construction (il a été parlé, aux chapitres précédents, des deux premières), l'église de Montataire offre un intéressant spécimen de chacun des styles des trois premiers grands siècles de l'architecture religieuse en France, le XIe, le XIIe et le XIIIe.
Au XIe siècle, élan unanime pour la construction ou plutôt reconstruction des innombrables églises que l'on avait laissées toutes en ruines par suite de l'attente du terrible an mille : style dit roman en France ; byzantin en Orient et dans l'est ; lombard dans le midi ; saxon, en Angleterre.
Au XIIe siècle, à la suite des croisades et de la découverte de l'ogive, mouvement magnifique pour faire plus beau, plus grand, plus noble, plus poétique que l'on n'avait fait jusque là. Epoque dite de transition.
Au XIIIe siècle, entraînement irrésistible à cette architecture élancée, aérienne, idéale, qui semble vouloir monter vers le ciel et qui a été en architecture, ne craignons pas d'employer cette expression, elle n'est pas trop forte, le nec plus ultra du sublime.
L'église de Montataire offre, disons-nous, un échantillon bien caractérisé de chacun de ces trois styles.
La partie supérieure de la nef est romane ; le bas a été complètement refait au XIIe siècle dans le style ogival de transition avec les fines sculptures de l'école de Cluny ; le chœur offre un fort bel exemple du style élancé du XIIIe siècle.

Il y a quelques années, plusieurs de ces hauts piliers, composés de faisceaux de frêles colonnettes, menaçaient ruine, moins peut-être encore par vétusté que par suite d'actes de vandalisme commis contre elles à diverses époques.
Heureusement, cette église ayant été jugée digne d'être classée comme monument historique, il a été possible d'empêcher leur chute qui aurait entraîné celle de la voûte et de tout l'édifice.
En visitant avec anxiété ces voûtes que l'on était en train de soutenir, en parcourant les combles du monument et les interrogeant d'un œil investigateur, le bon curé, aperçut un jour (le 2 novembre 1878) sous les ombres du toit, quelques vieux tas de sable et de résidus de pierrailles dont jamais personne ne s'était inquiété et qui étaient restés là probablement depuis la construction même de l'édifice.
Examinant de près ces déblais pour juger s'il serait facile de les faire enlever, il trouva, à moitié enfoncées dans le sable, deux antiques cuillères de bronze, de forme singulière, à manche très mince, à coquille tout à fait arrondie, telles qu'on les fabriquait au XIIe siècle.
Il les recueillit, les soumit à l'examen du comité archéologique de Senlis. Sur l'une des cuillères se trouvait un tout petit écusson armorié, gravé ou plutôt frappé au poinçon, portant des figures héraldiques.
Cet écusson était écartelé, c'est-à-dire divisé en quatre quartiers. Sur le 2e et le 4e, on reconnut les armes de Champagne, sur le 1er et 4e celles de Blois.
Ces cuillères avaient donc, suivant toute apparence, appartenu à Louis de Champagne, comte de Blois, et leur découverte s'accordait tout à fait avec ce qui a été dit au chapitre précédent de la part de succession dévolue aux la Tournelle. Elles ont été placées et sont conservées aux archives du château de Montataire (1).
(1) Viollet-le-Duc a trouvé aussi une cuillère dans les déblais des ruines de Pierrefonds, mais, suivant lui, celle-là, moins ancienne que les nôtres, ne date que du XIVe siècle. En effet, sa coquille plus allongée indique déjà l'acheminement vers les formes modernes.

On sait, du reste, qu'à cette époque, ces petits ustensiles de table n'étaient pas, à beaucoup près, abondants et multipliés dans les ménages, comme ils le sont de nos jours. Il y en avait peu, autant seulement que de personnes. Chacun portait, en sa poche, sa cuillère et son couteau que l'on tirait pour le repas, et que l'on avait soin de nettoyer ensuite, ainsi que les doigts, ce qui était très nécessaire, et cela continua ainsi pendant des siècles. Les cuillères étaient alors, avec les couteaux, les seuls instruments de table dont on se servît pour manger, car des fourchettes il n'était pas question, elles n'existaient pas ; elles ne furent inventées que beaucoup plus tard. On prenait les mets liquides avec la cuillère et le reste avec les doigts.
Cela paraît étrange, mais cela était ainsi : les rois comme les sujets, les reines et les belles dames les plus délicates mangeaient avec leurs doigts, comme faisaient, du reste, les Romains, comme le font encore les Orientaux.
Viollet-le-Duc, dans son Dictionnaire du Mobilier (1), cite une page curieuse du Roman de la Rose, où il est expliqué, dans le plus grand détail, comment doit se comporter à table une femme bien élevée.
(1) II, p. 108.

Il lui faut d'abord servir avec grâce celui qui doit manger en son plat, car on n'avait alors qu'une assiette pour deux personnes :
Et bien se gard'qu'elle ne mouille
Ses doigts aux brouets jusqu'aux jointes (jointures),
Ni qu'el n'ait pas ses lèvres ouintes
De soupes, d'aulx, ni de chair grasse,
Ni que trop de morceaux n'entasse,
Ni trop gros ne mette en sa bouche.
Du bout des doigts le morceau touche
Qu'el devra mouiller en la sauce,
Soit vert, ou cameline, ou jauce,
Et sagement port'sa bouchée
Que sur son sein goutte n'en chée (1).
(1) Roman de la Rose, par Jehan de Meung (XIIIe siècle).

Au commencement du XIVe siècle, on vit paraître quelques petites fourchettes à deux pointes, imaginées seulement pour prendre les fruits par trop salissants, comme les mûres. C'était un objet de grand luxe et très rare.
A la fin du XVIe siècle seulement, on essaya de s'en servir pour manger les viandes et les légumes. Mais c'étaient les raffinés, qui, par cette innovation jugée tout à fait ridicule, se faisaient moquer du public :
"… Aussi apportaient-ils autant de façons "pour manger, comme en tout le reste ; car "premièrement ils ne touchaient jamais la viande "avec les mains, mais avec des fourchettes ils la "portaient jusque dans leur bouche…".
"… Ils prenaient la salade avec des "fourchettes, car il est défendu, en ce pays-là, de "toucher la viande avec les mains, quelque difficile "à prendre qu'elle soit, et ayment mieux que ce "petit instrument fourchu touche à leur bouche "que leurs doigts. On apporta quelques artichaux, "asperges, poix et febves écossés, et lors ce fut un "plaisir de les voir manger ceci avec leurs "fourchettes ; car ceux qui n'estoient pas dutout "si adroits que les autres, en laissoient bien "autant tomber dans le plat, sur leurs assiettes et "par le chemin, qu'ils en mettoient en leurs "bouches" (1).
Cette vieille coutume de se servir de ses doigts avait entraîné la nécessité d'avoir, dans la salle à manger ou aux abords, des fontaines avec cuvettes pour se laver les mains après le repas, et cet usage s'est perpétué longtemps même après l'adoption des fourchettes.
(1) Descript. de l'Ile des Hermaphrodites, pour servir de supplément au journal de Henri III, p. 104.

En Angleterre, la reine Elisabeth est la première personne qui ait eu des fourchettes. Mais c'était pour elle un objet de curiosité dont il ne paraît pas qu'elle se soit jamais servie.
Au XVIIe siècle même, la haute société seule faisait usage de fourchettes, et, en voyage, on emportait, enfermés en une petite gaine, une fourchette et un couteau, quelquefois ciselés avec beaucoup d'art et d'élégance, et dont plusieurs font aujourd'hui l'ornement des cabinets d'amateurs.
On voudra bien, je l'espère, pardonner cette digression. Ces petits détails ne sont pas très connus. Tout le monde sait comment se battaient nos héros ; bien peu savent comment ils mangeaient.
Nos la Tournelle paraissent s'être éteints vers l'année 1260, après avoir possédé Montataire et en avoir porté le nom pendant un siècle environ.
Indépendamment de ceux de Montdidier dont nous avons parlé plus haut, diverses branches de cette maison ont continué à figurer honorablement dans les annales de la province.
Ainsi Jean de la Tournelle, chevalier, seigneur de Villiers, épousait, en 1344, Isabeau la Bouteillère, fille du Bouteiller Jean de Senlis, seigneur de Chantilly. La belle-sœur de ce la Tournelle, Jeanne, était recherchée en mariage par un Montmorency, Mathieu V, fils aîné de Mathieu IV dit le Grand, amiral de France, et de Jeanne de Lévis, sa femme ; et son beau-frère, Guillaume de Senlis, Bouteiller de France, seigneur de Chantilly, épousait également une Montmorency, Blanche de Montmorency. avant de passer aux Montmorency, ce beau domaine de Chantilly était resté plus de trois cents ans et pendant quinze générations dans la maison des Bouteiller de Senlis (1).
(1) Cette grande maison, depuis longtemps éteinte, est peu connue. Le père Anselme dit, II, pages 1302 - 1308, que le premier de la maison de Senlis, qui fut Bouteiller de France, est le fils de Guy Ier, Guy II, mort en 1112. Le deuxième fut Louis de Senlis, 1128 ; le troisième Guillaume, surnommé le Loup. Guy III, mort en 1188, est celui qui épousa, en 1152, Marguerite, fille de Renaud II, comte de Clermont, seigneur de Montataire. Il en eut Guy IV de Senlis, seigneur de Chantilly, et toujours Bouteiller de France. Ce titre indiquant des fonctions de cour devint, chose bizarre, un nom de famille qui continua à être très noblement et grandement porté jusqu'au XVe siècle, époque à laquelle il disparut.

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